Enfants de gouttières - Episode 8
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002
© 2011 - G.F. Rémi Le Mazilier
Tous droits réservés
Épisode 8
La lucarne aux étoiles
Je demeurais près de deux heures éveillé - le carillon du réfectoire me renseignait sur l'avancée de la nuit. Tout dormait dans l'ancienne usine; ça ronflait dans les dortoirs, ça galopait à pattes feutrées sur le plancher des combles... Les aboiements nocturnes avaient cessé et le cimetière vivait sa nuit. « Big-Ben » sonnait les douze coups. Je me levai, enfilai un chandail de laine, chaussai mes pantoufles et tirai silencieusement la porte de la chambre. Jean-Marie roupillait comme un loir. Un couloir de nuit avec, aux deux extrémités, une petite ampoule « veilleuse », très faible, à la limite de l'inutile... Je fouillai dans mes affaires pour en extraire une lampe torche cylindrique, de la largeur de deux pouces d'enfant. Impossible d'avancer sans que le plancher ne craquât ! Pas après pas, comme un voleur, m'arrêtant pour écouter le moindre bruit humain, je remontai le corridor jusqu'à la porte du vestibule, précédé du faisceau de ma lampe. Aucune lueur ne filtrait d'à-travers les rideaux du lourd battant vitré qui donnait sur le balcon et l'escalier. La projection de ma torche faisait briller la belle petite femme aux lampes en forme de tulipes et créait des lambeaux de feu sur le verre de protection des Noces de Cana. La porte s'ouvrit sans grincer. Je la refermai précautionneusement.
Une bouffée d'air frais me caressa le visage. La température tiède du début de soirée avait cédé la place à celle d'une nuit d'octobre. Pas d'humidité. Un air sec, aussi pur que la voûte céleste toute de noir vêtue et constellée de myriades de petits diamants scintillants. Quelques lampadaires, très espacés, à grosses ampoules à incandescence, éclairaient un peu la rue contiguë. Cette sorte d'aura électrique jaunâtre se répandait dans l'atmosphère environnant, comme renvoyée par les murs ou la chaussée. Du balcon, où je me trouvais seul au milieu de la nuit pour la première fois, je surpris de nombreuses chauves-souris qui virevoltaient à grande vitesse. Jamais je n'en avais autant vues à la fois : les chiroptères semblaient effectuer un meeting aérien exprès pour me saluer. Les bestioles s'élevaient de la rue où donnait le portail depuis les endroits où se tenaient les lampadaires. Elles tournoyaient autour des halos jaunâtres puis brusquement sautaient le mur d'enceinte pour zébrer le ciel au-dessus de la cour silencieuse, qui s'ouvrait à moi comme une fosse obscure. Certaines s'engouffraient dans le débarras ou sous le préau et en ressortaient aussitôt. J'étais ravi de ce spectacle que je trouvais merveilleux. Mes pantoufles étouffaient le contact des pieds avec les marches métalliques, d'ordinaire si bruyantes. Quelques grincements provenant des jointures de l'escalier, discrets cependant, m'inquiétèrent un peu : j'étais si conscient du caractère prohibé de ma sortie nocturne que la moindre alerte menaçante accélérait le battement de mon cœur. L'angoisse de l'interdit me faisait frissonner.
Quand je faisais les premiers pas sur le sol goudronneux de la grande cour, une excitation immense m'envahit. J'avais l'impression d'aborder sur une île déserte, en Robinson Crusoé, naufragé d'un vaisseau nommé Internat, avec la sensation heureuse d'une liberté totale, absolue, qui se riait du temps et même de l'espace ! Mais il n'était pas question de chercher une grotte ou construire une cabane mais bien d'observer le ciel, de surprendre sur l'immense plafond étoilé un point plus gros et plus brillant que les autres ! J'avais bien compris que Bébé-Lune se déplaçait sur une ligne droite (si l'on peut dire puisqu'il tournait autour de la terre), avec lenteur et de façon très régulière. Ce n'était donc pas une étoile filante ! Je me plantai droit, immobile, les mains derrière le dos, au beau milieu de la cour déserte, ma lampe éteinte. Quelques cris aigus et brefs de chauves-souris donnaient le ton. Les yeux en l'air, je toisais les étoiles et écoutais ma respiration. Je sentais mon cœur battre dans ma poitrine. En balayant le ciel de mon regard avide, je fis entrer dans mon champ de vision la haute cheminée de briques - rouges le jour et si sombres la nuit - que je connaissais avec des reflets bleutés quand il y avait la lune. Je m'avançais vers la cheminée, mes pieds heurtant le noir, ma nuque cassée tant je relevais la tête : jamais elle ne m'avait parue si haute ; son paratonnerre, si bien visible le jour, était gommé par la nuit.
Tout là-haut, la Grande Ourse semblait côtoyer la cheminée de briques. J'avais l'impression que, si j'avais été assis à la cime, j'aurais pu caresser la constellation.
Une étoile filante apparut puis sembla s'éteindre dans l'espace comme un feu d'artifice mal allumé. Je revins au milieu de la cour, toujours avec ma lampe éteinte. Je m'étendis sur le sol; il avait gardé la tiédeur de la journée. Je calai ma nuque sur mes mains et plongeai mon regard dans l'infini galactique. Progressivement, les étoiles me parurent plus éclatantes. Certaines scintillaient davantage que d'autres. Une légère brise se leva, qui traversa la partie haute de la cour en murmurant, comme pour me souhaiter la bienvenue. Le courant d'air fit siffler un chapeau de cheminée.
Je pensai alors à M. Régis et à son savoir encyclopédique sur les constellations. Je l'imaginai à mes côtés, couchés sur le dos, me commentant le monde des étoiles. Je pensais à Jean-Marie, au petit François, aux paroles qu'ils prononceraient pour partager leurs impressions, en parfaite communion d'émotions avec moi-même. Aurais-je dû réveiller Jean-Marie, le convier à me suivre dans cette expédition nocturne ? Pour sûr, je lui raconterais mon exploit le lendemain matin. J'en parlerais aussi au petit François, sous le sceau du secret. Le sommeil me surprenait et je fermai les yeux sans m'en rendre compte, quelques minutes ou plus encore. Je n'avais pas de montre. J'aurais voulu dormir ici jusqu'à la fin de la nuit. Je pensais qu'il aurait été possible de « bivouaquer » sous les étoiles, enveloppés dans des couvertures, avec tous les pensionnaires..., si Mme Lepic n'était pas si intransigeante, si hermétique aux désirs des enfants, si jalouse de l'association des pensionnaires avec leur maître d'internat ! Une telle éventualité me paraissait irréalisable, un désir fou, et pourtant... Ah! si les grandes personnes avaient plus de bon sens, me disais-je, persuadé que ce désir d'enfant n'avait rien d'aussi extravagant qu'il n'y pouvait paraître au premier abord ! Pourquoi les adultes étaient-ils aussi obtus, aussi réticents à des élans somme toute naturels ? J'imaginais que M. Régis n'était pas une grande personne ordinaire. Il y avait, chez cet homme d'une trentaine d'années bien passée, quelque chose qui le mettait à la portée des enfants, qui le disposait à être leur complice de jeux, peut-être même leur confident. Je le voyais presque comme une sorte d'homme-enfant. Il avait la sagesse et le sérieux des grandes personnes mais gardait intact, me semblait-il, le sens d'une certaine légèreté, d'une certaine insouciance enfantine. Cette « âme d'enfant » qu'il conservait en lui ne pouvait que se heurter aux principes rigides et imbéciles de l'épouse du directeur. M. Lepic lui-même (il l'avait démontré spontanément pendant la sortie des Îles), savait se défaire de son statut de grande personne, le temps d'un jeu, le temps de petits délires puérils... M. Régis avait été le catalyseur de ce réveil d'enfance inattendu chez le sérieux directeur de l'École Saint Christophe. Allait-il provoquer une sorte de révolution dans l'internat ? Je le souhaitais mais n'y croyais guère. Mme Lepic était « trop forte ». Son époux lui était trop soumis.
Toujours pas de Bébé-Lune ! La dureté du sol commençait de me meurtrir les omoplates et le bassin. Je frissonnai car la fraîcheur parvenait à me saisir. Je me levai, vaincu, un peu déçu par le rendez-vous manqué avec Spoutnik...
Le rond de ma lampe courait sur le sol devant moi, allait balayer les portes de bois des W.C., autant d'écrans sinistres qui pouvaient dissimuler une menace cachée; pas question d'aller satisfaire une nécessité naturelle dans ces cellules non éclairées ! Cet alignement de portes, dont les parties supérieures laissaient une vaste ouverture obscure, me terrorisa presque; j'imaginai deux yeux qui se mettraient à briller depuis l'intérieur de l'un des cabinets ! Je précipitai le pas pour gagner l'escalier, tandis que je laissais le faisceau de ma lampe explorer fugitivement l'intérieur du préau - à distance, cela va sans dire ! Je freinai le mouvement pour poser mes pieds sur chacune des marches de fer; curieusement, la montée d'escalier me parut beaucoup plus bruyante qu'à la descente. Le contact de mes pantoufles déclenchait une vibration assassine qui me faisait redouter le pire. Je tournai le dos au balcon et à la cour devenue hostile pour pénétrer enfin dans le vestibule. J'orientai immédiatement ma lumière sur la lampe-statue, la femme gracieuse ayant toujours eu sur moi un effet rassurant - comme une présence féminine amie, maternelle, protectrice... Le long couloir des dortoirs, avec son odeur de cire, se substituait avantageusement au monde du dehors soudain devenu inamical. Les trois larges baies, dépourvues de rideaux, qui donnaient sur la cour, n'étaient plus que des châssis de rectangles de vitres noires où ma silhouette mal éclairée se reflétait comme un chétif spectre errant. J'arpentais silencieusement le plancher interminable pour atteindre le bout du couloir et sa porte du cabinet. Au passage, je fis une halte brève mais attentive près de la chambre de M. Régis. Il ronflait. Arrivé au cabinet, j'en fermai la porte promptement avec le verrou..., comme s'il fallait me protéger de quelque poursuivant malintentionné.
Le petit réduit, construit dans une sorte de sous-pente accolée au bâtiment, était aéré par un vasistas dont le vantail était ouvert, maintenu par une barre de fer réglable. La noirceur du ciel, en contraste avec la luminosité des étoiles, se découpait dans la lucarne, le cabinet étant faiblement éclairé d'une ampoule avare fixée au-dessus de la porte. Cerné par la tabatière qui lui servait de cadre, ce bout de ciel me paraissait plus magnifique encore que celui de la cour ! Et si..., et si, depuis cet observatoire providentiel, j'allais enfin surprendre la course de Bébé-Lune ? Je demeurai un instant contemplatif, campé, subjugué, devant la lucarne aux étoiles...
Soudain, le miaulement du chat du « père Lucien » fit parler le dehors. Le miaulement était répété trois fois, espacé de brefs silences qui, je le crus, appelaient des réponses. Le chat du Lucien était un habitué des toits de Saint Christophe, le maître de l'air et des gouttières ! Comment faisait-il pour atteindre la toiture et en redescendre, je m'étais toujours posé la question; au moment où j'écris ce récit, je n'ai pas la réponse. Il n'était donc pas « prisonnier » des toits. Pourquoi miaulait-il ? Son « discours » ne pouvait s'adresser qu'à moi. Il m'avait senti, entendu, peut-être même « suivi » depuis la cour - à vue de toits ! Il me connaissait bien - je le caressais souvent... Je m'attendais à voir pointer son museau et ses yeux brillants dans le cadre de la lucarne. Que me voulait-il ? Je me résolus à grimper sur les bords de la cuvette de WC, ce qui me permit de hisser ma tête juste au niveau du vasistas.
Le chat, qui se tenait à deux mètres de la tabatière, me regarda de ses yeux d'émeraude un peu effrayants, se déplaça à patte de velours sur les tuiles rondes, ne s'approchant pas totalement de la lucarne, comme s'il me faisait une invite... Derrière le petit animal noir, sur les tuiles trempées d'une légère clarté bleutée, la ligne faîtière tranchait sur un ciel aux constellations plus brillantes et plus scintillantes que jamais.
Je n'avais plus sommeil. Je n'avais plus froid. Je décidai d'aller rejoindre le chat de gouttières...
A suivre...
L'épisode 9 est accessible : Le chat de M. Lucien
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