Le Vol des vautours - Episodes 1 et 2
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001
© 2011 - Rémi Le Mazilier
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Rémi Le Mazilier
LE VOL DES VAUTOURS
Avertissement
Ce roman est une fiction et les personnages en sont imaginaires. Comme c’est le cas pour beaucoup d’œuvres littéraires, l’auteur a nourri son inspiration de faits authentiques, et créé ses personnages sur le modèle de personnes qu’il a rencontrées ou connues intimement... Cependant, il va de soi que toute confusion avec des personnes existantes ou ayant existé serait erronée et abusive. L’action de cette histoire se déroule dans des paysages existants mais les noms de lieux ont été changés pour en souligner le caractère fictif...
A mon fils
à Christian, berger des Grands Causses
L’homme croit dominer la nature, mais il en est que le fruit...
Le fruit mûrit, se gâte, se détache et choit sur le sol d’où il est issu.
L’homme passe et s’évapore, comme un nuage, mais le sol demeure.
PRINTEMPS
1
Le lapin de garenne s’agite de soubresauts désespérés, le col étranglé par la ficelle, faisant, d’un mouvement hystérique, inutilement rouler les cailloux qu’ils balaient de ses pattes... L’arbuste projette des taches d’ombre sur son corps longiligne ; son cul reste à la lumière éclatante, chauffé de ce soleil qui lui transmet le goût de la vie, pour quelques secondes encore. Des mains charnues, à la peau brune et poilue, terreuses et pleines de callosités, aux ongles cassées, le saisissent et le décrochent du collet. Le braconnier, la quarantaine, viril, bronzé au troisième degré, l’assomme contre le sol. Bruit sourd, à la fois sinistre et ouaté. Un peu de sang - très peu -, vient de souiller le sol, avec quelques poils collés. Il le met dans un sac à dos où se trouvent deux autres lapins de garenne pareillement ensanglantés. Dans le ciel bleu très lumineux, une dizaine de vautours fauves planent silencieusement en faisant des cercles qui s’entrecroisent. Le contre-jour n’en dessine que la découpe des formes, noire comme la mort, telle qu’on la voit sur les livres d’ornithologie. Longues et larges ailes déployées en intelligence avec les courants ascendants. Serge, agenouillé près du collet et du sac, lève les yeux vers le ciel, fixe les cercles dansants qui scrutent, avides, les pierriers blancs écrasés de lumière. Yeux clairs. Regard d’acier. Visage en sueur. Des mouches lui tournent autour - mouches ‘de troupeaux’, essentiellement nourries du crottin des brebis qui peuplent la lande. Rictus.
- Ceux-ci sont pour moi, charognards !
De son visage émacié, perlé de sueurs, transpire un fort caractère, trempé dans ses certitudes et ses vices ; l’homme est intelligent et rusé, probablement vaniteux et mesquin. Sec, musclé, sa force colle à ses os, et son corps déborde d’énergie. Silhouette mince mais épaules solides, bras épaissis de muscles, thorax en béton. Cheveux sombres, épais et frisés. Favoris sur les tempes. Moustache fournie. Il tire une vasque en verre d’une petite poche du sac, s’assied, la débouche et boit une longue gorgée. Il rote en forçant sur la sonorité de l’émission, rebouche le flacon et le range dans le sac puis se lève avec, et quitte prestement l’emplacement du collet.
Paysage ondulé de collines arides où poussent, clairsemés, bruyères et ronces, quelques petits arbres malingres. Sol rocailleux, tapissé d’un fatras de pierres plates - des « lauzes » - ou multiformes de toutes dimensions, cassées par le gel ou les sabots des moutons, qui se déplacent sous les pieds avec un bruit de porcelaine ou de verre. Sol d’enfer sous un ciel de Grèce - où les rapaces poursuivent leurs rondes lugubres.
Non loin de là, des jumelles regardent le ciel. Les vautours, qui font taches sur la pureté du ciel, se reflètent sur les optiques. L’homme qui tient les jumelles est monté sur un superbe cheval à l’arrêt, à la robe marron rouge ; il ressemble à un cow-boy, avec sa chemise à gros carreaux en tissu épais, et son blue-jeans. Seules ses chaussures de toile, brodequins à semelles de crêpe, n’évoquent pas le Far West. Cet homme doit avoir quarante ans, lui aussi, ou quelque chose comme ça. Le cheval est sur un chemin qui traverse la lande. Des pâturages s’étalent de part et d’autre au bas des collines incultes. Des bâtiments en pierre, aux trois quarts en ruines, forment un ensemble architectural coupé par le chemin. Des toitures de pierres plates subsistent ici et là. Constructions de caractère, murs de pierres de la lande, lauzes pour couverture - logis et dépendances d’un riche hameau d’autrefois. Aujourd’hui, havre de silence, lieu paisible, sorte de refuge pour poètes de passage et promeneurs en recherche de sérénité... Son histoire est moins bucolique et la relique trompeuse. Ici, le passé a été paradis et enfer : des massacres y ont eu lieu - sous la Révolution française -; les riches propriétaires terriens y ont été occis sans pitié, accusés d’être coupables de « contre-révolution »... Les tueurs, avec leurs beaux uniformes cocardés de tricolore des soldats de la Liberté et des Droits de l’homme, le plumet sur le chapeau, sont venus jusqu’ici, dans ce trou perdu, au bout du monde, isolé du monde, pour y saigner à blanc des « blancs » ou supposés tels..., suite à une dénonciation. Familles massacrées : femmes, enfants, vieillards, domestiques et journaliers... Le hameau a été inondé du sang des innocents. Au printemps de l’an 1793, les royalistes Allier (abbé) et Charrier (notaire de Nasbinals) organisent le « soulèvement de la Lozère » contre la République... La Lozère, très catholique, est la championne des prêtres réfractaires. Non soutenu par les départements voisins (Aveyron, Ardèche), le sursaut contestataire ne fera pas long feu. En quelques jours, les républicains matent les anti-révolutionnaires et concluent par une épouvantable répression. Les habitants de Ferma ont probablement payé pour ces désordres sanglants. Bien avant la Rafle du Vél d'Hiv' du 16 juillet 1942, des exactions révoltantes pénétraient le pays, au nom de la loi... et des Droits de l’Homme. La mémoire du causse en a été souillée et la Terreur crée encore des discordes, des ressentiments, des haines. Tout comme ailleurs dans la « douce France », des lieux splendides, hameaux, villages, posés sur un coin de nature comme un bijou sur un écrin, ont été le théâtre de la mauvaise comédie humaine, le rideau rouge sang se levant sur des scènes d’horreur écrites par les hommes - pour des idées, pour des principes, pour la religion ou pour un homme. Les dramaturges de l’abominable. On dit, sur le causse, que Ferma n’a jamais été lavé du sang versé entre ses murs. Au verso de la carte postale, le drame y est écrit, en lettres invisibles - le sang dépigmenté par le temps..., seulement lisibles pour « ceux du causse » ou quelques curieux d’histoire politiquement incorrecte. Les guides de librairie, édités à l’usage des randonneurs, occultent insidieusement ce passé. L’histoire du monde, l’Histoire a roulé comme les cailloux d’un pierrier sous le pas de l’homme, déferlant une avalanche de crimes, sur ce causse aux apparences si pures et si paisibles... Des hommes y ont vécu, vociféré, proclamé, condamné, enfanté pour nourrir la guerre, tuer pour des idées, soutenir des régimes, se sont battus pour des rois - ou la Révolution - ; de ce plateau bastion calcaire sont partis, forcés, de jeunes appelés pour des guerres modernes inutilement meurtrières dont il ne saisissaient pas forcément le sens, partis pour les tranchées du Chemin des Dames, les déserts brûlants et ensanglantés de l’Afrique du Nord, partis sur ordre, à la discrétion de politiciens aveugles, obstinés ou orgueilleux, qui prétendaient refaire la géographie, en la redessinant sur leur bureau, entre les lambris dorés de leurs palais de la République... En reculant davantage encore dans l’histoire, c’est pour la religion, au nom de Dieu, oui ! au nom du divin Créateur, que des familles se sont combattues, ici, sur ce plateau pourtant si paisible
...qu’il en évoque l’Eden.
Henry de Montherlant, écrivain et poète visionnaire, amoureux de solitude et d’espaces de vie vraie, a écrit cette sage pensée - définitive -, qui pourrait, ici, être gravée sur un bloc de calcaire, dressé au bord d’un chemin comme l’un des nombreux calvaires du causse :
« Toute l’histoire du monde est une histoire de nuages qui se construisent, se détruisent, se dissipent, se reconstruisent en des combinaisons différentes, - sans plus de signification ni d’importance dans le monde que dans le ciel. »
Cependant, l’Histoire hystérique n’est pas seule responsable des horreurs commises sur le plateau... Meurtres d’intérêt, de jalousie, pour le sens de l’honneur, par crapulerie, pour conflits de voisinages, règlements de comptes, et les infanticides (légion en Lozère, jusqu’au début du vingtième), ont marqué le causse de rouge. Le caussenard n’a jamais été un enfant de chœur et ce rouge là n’est pas celui de la soutanelle !
Près de la grange, seul bâtiment presque intact de l’ensemble, muni de son antique portail aux deux épais battants en bois piqués de gros clous forgés, se trouve un véhicule tout-terrain, très sale (comme le sont toutes les autos du pays). Personne à l’intérieur. Jean-Louis avance sa monture jusqu’au véhicule, le regarde. Puis il scrute les ruines et les collines tel un indien aux aguets, perplexe. Il connaît ce véhicule. Il connaît son propriétaire. Il sait que « le Serge » est un fameux braconnier !... comme la plupart des caussenards. Puis il met sa préoccupation entre parenthèses, son visage se détend. Il réfléchit mais n’est plus soucieux ; son esprit s’en est allé ailleurs vers des mondes sans braconniers ; il sort un carnet de la poche de sa chemise puis un crayon. Il ouvre le carnet, écrit, suce l’extrémité du crayon, scarifié par l’empreinte de ses dents comme celui d’un écolier d’autrefois, écrit à nouveau. Les mouches, bruyantes, lui disputent l’espace. Il écrit et dit ce qu’il écrit, pour un public imaginaire d’amateurs de poésie - ou pour s’entendre et s’apprécier.
- …Et les vieilles pierres de Ferma,
brûlées par le soleil…
Serge marche précipitamment sur les pierriers, son sac sur le dos. Le sol s’anime en criant sous ses gros godillots. Ce qu’il voit le fait s’arrêter subitement. Il se baisse pour se dissimuler derrière les rochers. Loin devant lui se trouve le chemin, avec les vieilles fermes de Ferma, son véhicule tout-terrain et le cavalier à l’arrêt. Jean-Louis range son carnet et son crayon.
- Bon Dieu ! il manquait plus que lui ! peste le braconnier, entre les dents.
Le garde fait avancer le cheval au trot pour continuer sa route. Serge, accroupi derrière les rochers, épie le cavalier. Le bruit des mouches, toujours.
- …C’est ça, vouai, fout le camp ! (rictus)
2
Le ballot de foin, venant du bas, est jeté sur d’autres ballots bien rangés qui s’élèvent à quatre mètres du sol, sous les poutrelles à toiles d’araignées et les plaques de fibrociment. Un bras juvénile, aux muscles saillants, réceptionne le colis et le tire sur le côté. En bas, juché sur une remorque où d’autres ballots sont rangés sous ses pieds, un homme carré, un peu bedonnant, à la chemise déboutonnée à la hauteur du nombril laissant apparaître un tricot de corps plissé, cheveux hirsutes grisonnants dépassant d’une casquette luisante de crasse, au visage orné d’une énorme barbe poivre et sel de Père Noël parasitée de courtes brindilles de foin, d’où émergent des pommettes rondes et saillantes, étonnamment rouges pour l’âge du bonhomme, s’éponge le front de son mouchoir à carreaux. Manches de chemise retroussées découvrant des bras épais, musclés et brunis, peau parcheminée. Yeux pétillants, bleu clair, au blanc généreux. La cinquantaine. A l’aise sur la remorque moderne qui est attelée à un tracteur à l’arrêt. La remorque est équipée à l’avant d’un mécanisme complexe. C’est une « auto-chargeuse », machine destinée à ramasser les bottes dans les champs. De la poussière, fine et transparente, emplit l’intérieur de la grange, vapeur irréelle que porte la lumière venue du dehors.
En haut de la pile de foin, un garçon de quinze ans, short et tee-shirt à l’effigie d’une vedette de football, s’applique à disposer les ballots en les imbriquant les uns dans les autres. Il transpire à grosses gouttes. La chaleur est suffocante, bien que les deux portails opposés de la grange soient grand ouverts. Pas un souffle d’air. Chaleur moite et odorante des granges. Les particules d’herbe sèche, microscopiques, irritent la gorge. La lumière trop blanche du dehors brûle ce que l’on peut y voir depuis l’intérieur. Ici, l’éclairage naturel est à la fois bleuté et mordoré, coloré par le foin, la paille et la poussière. Campé sur la remorque, Sébastien lève les yeux vers le garçon qui réceptionne.
- On arrête là, hein ? Cédric ? Ça suffira pour aujourd’hui, allez, va ! on va boire un coup.
- Ça tombe bien, j’ai envie de pisser !
Sur la pile de ballots, Cédric s’époussette et chasse les brindilles de foin accrochées à lui. Son tee-shirt mouillé lui colle à la peau. Des filets de sueur ruissellent sur sa poitrine et ses cuisses. Il a la tête dans les poutres ; sous la toiture de fibrociment, l’air est encore plus compact et la chaleur s'y concentre ; c’est un vrai four.
La saison aura été bonne pour le fourrage. Les réserves pour l’hiver seront abondantes. De lourds ballots avaient été rentrés à la première fenaison, peu avant le vingt-cinq avril ; en un peu plus de quinze jours, tout avait été terminé - grâce à une météo favorable. Fenaison mémorable par son abondance, avec plus de cinq mille ballots, mais aussi par ses chardons pris dans le foin, déchiquetés mais toujours piquants, qui avaient écorché les mains des « manutentionnaires ». Les quelques aides occasionnels et non paysans, « gens de la ville » pour la plupart, qui avaient mis la main à la pâte (si j’ose dire), s’en souviendront longtemps ! Tout le monde n’a pas les callosités protectrices du berger de Nivéole. De plus, Sébastien avait compressé les ballots plus que de raison pour en limiter le nombre... Quarante kilos à bout de bras ! Si l’hiver est rude, si la neige blanchit le causse et empêche le troupeau de sortir, les brebis pourront être généreusement nourries à l’intérieur, et la période d’agnelage, entre le 15 février et le 25 avril de la prochaine année, ne posera pas de souci pour leur alimentation. On verra, à la mi-août, si la moisson est tout aussi bénie des dieux ! L’entrepreneur de battage montera de Toulouse et en trois jours on emmagasinera le seigle, le triticale (un hybride seigle et blé, concocté pour l’engraissement des agneaux), l’orge, l’avoine et un peu de blé... Les champs occupent essentiellement la vaste plaine de la Pierre Levée et les parcelles, plus étroites, de terre arable située plus au sud, et qui vont en rétrécissant. Quelques dolines accueillent les semailles : ce sont des dépressions fermées, parfois de petite superficie (une vingtaine de mètres de diamètre), que l’érosion typique des massifs calcaires creuse au fil du temps géologique. Ces dolines, qui peuvent être minuscules ou de largeur conséquente, sont beaucoup plus nombreuses à n’être que pierraille et fissures, dépourvues de la moindre couche de terre. Certaines de ces cultures en dolines sont difficilement accessibles, nécessitent du temps pour peu de rendement ; mais sur le causse, la moindre parcelle cultivable compte pour le paysan !
Les fenaisons se suivent et ne se ressemblent pas... L’année précédente, un coup de froid tardif avait fait « du mal au fourrage », comme dit Sébastien, en ralentissant la pousse, et les pluies venues après n’avaient pas suffi. Par malheur, le printemps s’était achevé avec un temps trop sec et il n’y avait pas eu de deuxième coupe de légumineuses, pour compenser un peu. Conséquence : cet hiver, Grégoire a dû acheter du fourrage pour compléter ses réserves, le faire « monter » d’Aveyron... Une coupe sombre dans le budget de l’exploitation ! Sébastien fait encore rire ses amis quand il rappelle que, lors du dernier regain, il y a un an, ayant voulu entrer au maximum le « plus » fourrager, il avait pris une heure pour faucher le dernier champ et n’en ramener, au bout de la course, qu’un unique misérable ballot ! Il aime ponctuer par son bon mot : « C’était moi, le ballot ! hé ? ».
Sortant de la grange, le berger et le garçon se rendent à l’auberge située de l’autre côté de la route étroite qui borde le village. Un village sans clocher parce que sans église - mais avec une école (désaffectée) -, fait de maisons anciennes, en pierres apparentes pour la plupart, toutes avec des toits de lauzes et coiffées de pinacles - ces pierres posées, droites, à chaque extrémité de la ligne faîtière. Mari-Josette (la vieille patronne de Sébastien), a connu le village quand son école était peuplée de trente enfants et que toutes les familles avaient un troupeau de brebis, avec vaches et cochons, faisaient la feta, le fromage de brebis traditionnel, qui fermentait à la cave jusqu’à Noël dans le gros bidon de lait, leurs saucisses qui mûrissaient dans l’huile des jarres... Des champs de luzerne ici et là, à l’ouest de la route, précédent la lande. Haies d’arbres ou de ronces peuplées d’oiseaux. Avec des aubépines et des prunelliers, aux baies âcres mais délicieuses, et des mûriers sauvages. Ces haies pour lesquelles Sébastien s’était battu contre son patron, « la terreur des haies » comme il l’appelle, un de ces nombreux paysans convertis à l’agrandissement des champs et donc à l’arrachage des haies... (il ne les a pas toutes sauvées). Au bord de la route asphaltée, salie de crottins de mouton et de cheval, près de l’allée qui descend à la grange, un panneau routier identifie l’agglomération. Il porte la mention :
« NIVÉOLE ».
On dit que l’étymologie de ce joli nom a eu pour berceau la neige abondante des siècles passés, qui isolait le village du reste du monde... Hivers glacials et sibériens... Il y a vingt ans encore.
Un panneau triangulaire l’accompagne avec la silhouette d’un mouton. A l’époque de notre histoire, il n’y a plus qu’un éleveur d’ovinés ; les autres foyers sont habités par les retraités du terroir - les plus nombreux -, un petit artisan fabricant de confitures (d’aucuns prédisent, derrière son dos, l’échec de son entreprise), où par des étrangers du causse, pendant les vacances ou les week-ends... Plusieurs maisons, magnifiquement restaurées, sont des « gîtes ruraux » loués en saison, ou des bâtisses achetées par « les Belges » ou des Parisiens. La chaussée, au goudron usé jusqu’à la corde, est souillée de traînées d’excréments de moutons, chapelets intermittents de billes noirâtres - si semblables à des boules de réglisse que tous les gamins de la campagne, un jour, les ont enveloppées dans du papier bonbon pour tromper les plus petits -, ou traces de crottes écrasées, marquant la voie de zébrures couleur de fumier, se mêlant aux pelotes des chevaux de passage. Odeurs. A la fois âcres et sucrées. Une odeur aimable.
Sur la terrasse de l’auberge, aux couleurs de parasols, des consommateurs, accoutrés en touristes ou en randonneurs au look « sportswear », sirotent des boissons. Peu nombreux. Parmi eux, un chien lévrier afghan, aussi beau qu’une bête de concours, qui paraît mort de chaleur sous son épaisse toison. Quelques vélos tout-terrain aux couleurs rutilantes, aux cadres fluo, sont regroupés contre une murette près d’un vieux cyclomoteur rouge foncé, à la peinture défraîchie - le deux-roues minable du jeune Cédric. Un long panneau en bois verni, aux contours en vagues, fixé aux pierres de la façade de l’établissement, porte l’inscription hospitalière et alléchante :
« Auberge de la Grive »
L’établissement fonctionne à fond durant les trois mois de l’été ; le reste de l’année, hormis quelques jours d’hiver autour des fêtes, la clientèle y est peu nombreuse, essentiellement des buveurs locaux de bière ou de café. La spécialité du chef est la grive rôtie au genièvre... Sa cuisine en est approvisionnée par tous les braconniers du coin. Le genièvre est cueilli à deux pas.
Près d’automobiles en stationnement sont attachés quelques chevaux, magnifiques, dont la monture de Jean-Louis, le garde du Parc National des Cévennes - que nous connaissons un peu.
- Je terminerai demain en fin de matinée, quand j’aurai fermé le troupeau. Si tu peux venir, tu me rendrais service… (Se ravisant :) Mais... si tu as à faire, Cédric, je finirai tout seul !
- Je pourrai pas, Sébastien, j’ai un match à dix heures, à Florac.
En traversant la terrasse, Sébastien caresse le chien des touristes.
- Il est beau votre chien ! c’est un lévrier afghan ?
Le berger aime parler, manifester sa présence si on a tendance à l’ignorer. Il revendique (sans vouloir le paraître) son charisme emblématique. Un mot ici. Un mot là. Il ne s’intéresse pas forcément à la réponse des interlocuteurs auxquels il s’impose un bref instant. C’est une façon de montrer qu’il existe et qu’il n’est pas n’importe qui : il est « le » berger de Nivéole ! « Le dernier berger salarié du causse », celui dont on raconte les anecdotes pittoresques, ses mini-aventures de caussenard, ses récits d’observations d’animaux (renards, blaireaux, oiseaux surtout), ses rencontres fortuites, chiantes ou enrichissantes, ses coups de gueule, ses blagues savoureuses, les mots d’enfants qu’il rapporte - ces nombreux enfants de tous âges qui lui « collent au cul », comme il dit -, qui ne descend jamais à la ville, ne part jamais en vacances, Il y a bien encore sept à huit bergers « sans clôtures » sur le causse, parmi les cinquante quatre élevages, mais il reste l’unique berger salarié ! Les autres sont leur propre patron ! La différence est grande à en croire le berger de Nivéole. Régulièrement, sa figure de Père Noël illustre un article à son sujet dans la presse régionale. Et les touristes en quête de couleur locale ont tôt fait de connaître son existence ; ils poussent alors la porte du syndicat d’initiative de Meyrueis ou de Florac, et demandent : « Où est-ce qu’on peut le voir ? ». La même question peut être posée dans les bistrots et restaurants, les bazars, les épiceries... Tous sauront répondre : « Vous pouvez le trouver à Nivéole. C’est là qu’il garde. - Pour le rencontrer ? - Faut le chercher sur la lande ! » Un monument régional.
Derrière le comptoir, près de l’entrée, l’aubergiste, quadragénaire falot, ceint d’un tablier de cuisinier à la propreté douteuse, décapsule une canette de bière mouillée de buée, qu’il dépose près d’un verre. Une étagère murale est encombrée de trophées sportifs de football, des coupes en fer blanc ou en plastique chromé, des figurines tout aussi clinquantes. Nombreuses photographies d’équipes de jeunes footballeurs et de matchs, sur des terrains en pleine lande.. Le culte du foot, ici aussi, fait des ravages dans la jeunesse ! Jean-Louis est accoudé au comptoir. La salle, voûtée et fraîche, est une ancienne bergerie toute en longueur. Une seule lucarne, à gauche de l’entrée, donnant sur la route, transformée en fenêtre, distribuent chichement la lumière du jour. Tout au fond de cette « salle commune », meublée de tables de bois, avec des bancs ou des chaises, une énorme cheminée, bâtie de pierre sèches, coiffée d’une poutre fendillée en guise de linteau, truffée de piécettes de monnaie (l’aubergiste dit, à qui veut le croire, que ces « vrais » amis enfoncent une pièce dans l’une des fentes, à l’aide du marteau qu’il met à leur disposition, la valeur de la pièce étant proportionnée à la largesse de leur amitié - il s’y trouve des pièces de 5 et 10 francs). Magnifique tête de sanglier, presque blanche de poussière, accrochée au-dessus. Sur un côté, un renard empaillé. Dans une niche, un hiboux, également naturalisé. Un présentoir tournant de cartes postales se dresse à l’entrée : le berger de Nivéole figure sur certaines, avec son troupeau et son chien, son bâton et sa cape verte sur le bras. C’est la plus achetée avec les cartes de vautours fauves.
- ...Tu sais, Marcel, que j’ai revu un œdicnème criard à la Pierre Levée, hier soir ! dit le garde, en ajoutant sur un ton doctoral : le Burhinus oedicnemus...
- Ah ! bon ! répond l’aubergiste, avec une indifférence inhabituelle.
L’association d’ornithologie a recensé, au printemps précédent, 59 espèces d’oiseaux, dont deux couples de cet oiseau terrestre aux longues pattes, à la forme de caille profilée en tourterelle... Le garde du Parc les traque pour les observer, tout comme il le fait pour d’autres individus de la gente ailée pour lesquels il a une affection particulière... Les hiboux petit-duc de Nivéole, qui comptent deux mâles et une femelle, sont sur la liste de ses favoris.
L’aubergiste regarde par dessus l’épaule de Jean-Louis. A l’arrivée de Cédric et Sébastien, il s’écrie :
- Tè ! Voilà les faneurs ! (Marcel emploie le mot « faneur » par extension, puisqu’il ne s’agit plus là de « faner », action qui consiste à retourner le foin dans le champ pour le faire sécher, mais de rentrer les ballots). C’est fini le regain ?
Sébastien fait les yeux ronds en apercevant le garde :
- (Jovial) Jean-Louis, tu es là !
Il s’approche du garde, lui serre chaleureusement la main.
- Comment vas-tu ?
- Ça va.
- C’est ça qu’i’faut !
Cédric arrive près de Jean-Louis. Tous deux se congratulent. Sébastien proclame, à l’adresse du garde :
- J’ai un aide efficace, tu sais !
- Bof ! observe Cédric, qui se veut modeste.
- Si ! si ! Je dis comme je pense. Tu es efficace, Cédric. Tu m’as rendu service ! Allez, bois quelque chose…
- Je vais prendre un Coca.
- Allez, sers un Coca à ton fils. C’est ma tournée ! Et toi, Marcel, qu’est-ce que tu prends ?
- Je vais me faire un café.
- Jean-Louis, il a sa bière…, constate Sébastien en regardant la canette posée près du verre à pied qui contient un liquide blond. Tu en prends une autre, dis ?
- Non, sans façon ! je conduis le cheval ! (Rires)
- (En saisissant un bras de Jean-Louis) Tu as peur que les gendarmes de Meyrueis te fasse souffler dans le ballon ? (Il rit puis, à Marcel :) Pour moi, ce sera une bière.
- Je disais à Marcel que j’ai vu un œdicnème criard mâle, le burhinus œdicnemus, hier soir à la Pierre Levée…
Mais Sébastien est préoccupé par d’autres pensées.
- Tu en as vu un ? C’est un bel oiseau, hein ! (Il esquive :) Attends ! j’ai quelque chose à demander à Marcel... Marcel ? Ton fils m’a dit que tu as des Suisses à manger ce soir, avec Serge et Eugène.
- C’est exact.
- Et Serge veut vendre Ferma aux Suisses ?
- Il paraît. J’ai appris ça ce matin, quand Serge a réservé une table. Même Jean-Louis ne savait rien... Ah ! le secret était bien gardé ! C’est un coup monté entre Serge et Eugène. Des promoteurs suisses veulent construire un complexe touristique de grand standing… avec des hôtels, des piscines, un terrain de golf, à ce qu’i’ paraît…
- Et pourquoi pas un aéroport !
- Justement Sébastien… Il serait question d’aménager l’aérodrome ! Ils envisagent des navettes aériennes quotidiennes entre la Suisse et le causse.
Sébastien affiche sa stupéfaction.
- Ils sont fous ces Suisses !
- En tout cas, Serge va ramasser un pactole en vendant le domaine, et Eugène voit là une occasion d’enrichir la commune… Pour un maire, c’est séduisant.
Cédric en riant :
- Faudra leur faire construire un stade de foot !
- Dis don’ toi ! réplique Sébastien, de sa grosse voie de ténor, on n’a pas besoin des Suisses pour faire des terrains de football ! Tu en as un à Drizas, c’est bien suffisant !
- Il est pourri ce terrain !
L’aubergiste intervient à l’adresse de son fils :
- Ludo passera te prendre demain, avec son père, à neuf heures, pour le match. Tu traîneras pas, j’ai sept tables réservées pour midi.
Jean-Louis sort un paquet de cigarettes, le présente à Sébastien.
- Tu sais, Jean-Louis, que je ne fume plus.
Il tend le paquet à Cédric. Cédric en tire une cigarette.
- Arrête de fumer, toi ! gronde le père, instinctivement mais sans conviction. Garde ton souffle pour le ballon ! Ça vaudra mieux !
- T’as raison, Marcel, ponctue Sébastien, faut les dissuader de fumer, ces jeunes.
Jean-Louis porte une cigarette à ses lèvres. Avec un briquet, il allume celle de Cédric puis la sienne. La porte de l’auberge s’ouvre, poussée du dehors. Un garçon de neuf ans entre. Mignon. Boucles blondes sur une figure pouponne, très rose. Un enfant de chœur d’image pieuse au visage éclairé et joyeux. Regard myosotis espiègle. On devine de la malice et du caractère, peut-être même de la méchanceté chronique - petit diable dans un corps d’angelot ? Un garçonnet de prime abord adorable mais dont la physionomie a quelque chose qui trahit une personnalité peu sociable. Peu prompt à donner son affection, peut-être est-il capable de sceller de fortes amitiés, rares mais solides et quasi exclusives.
- B’jour Sébastien !
- Ah ! Voilà Michael, notre apprenti berger ! Mais ?… Qu’est-ce que tu as dans les bras ? Un rat ?… Ah ! non ! C’est un chat !
Michael se joint au groupe près du comptoir.
- C’est Souris. Une dame de Florac l’a donnée à ma mère, pour moi. C’est une femelle.
Il fait des bisous sur le museau du chaton. Sébastien chatouille l’animal.
- Bonjour Souris. Tu as un bon maître tu sais… Je ne me suis pas beaucoup trompé Michael. Je disais que c’était un rat. Eh bien ! c’est une souris ! Et ces devoirs, c’est fini ?
Venant du dehors, une femme entre dans la salle. La quarantaine sportive. Mince. Cheveux courts. Les yeux du petit. Chemisier et pantalon d’été très mode. Sans maquillage. Belle femme. Poitrine élégante et non excessive. Du caractère. Quand elle arrive quelque part en société, quelque chose d’électrique se passe ; sa présence est forte, sympathique mais corsée. Verbe vif et péremptoire. Gestes nerveux. Opinions bien arrêtées. Un sérieux permanent qu’atténue une bonhomie sincère, mais sans jamais de gaieté excessive, comme contenue par des principes inarrachables. A la fois citadine et campagnarde, selon le moment du jour.
- Salut !
Elle s’approche du groupe, pose un baisé sur les lèvres de Jean-Louis puis embrasse Sébastien, Cédric puis Marcel. Le regard de Catherine s’arrête une seconde sur celui de Sébastien - à l’insu des autres -, qui le reçoit avec une indifférence amusée. Le berger est habitué à ses œillades discrètes, dont il subodore qu’elles se veulent messages sensuels... Catherine, femme aussi charnelle que cérébrale, a de fortes inclinations pour les mâles originaux, les hommes hauts en couleurs, « bruts » de nature ou poètes ! Jean-Louis - le poète à cheval -, a été sa part « romantique » avec ce qu’il lui fallait de rusticité dans le quotidien. Mais Catherine ne peut se contenter de l’odeur du cheval et de la lecture de poèmes - fussent-ils inspirés par les landes caussenardes ! La carrure, au propre comme au figuré, du berger de Nivéole, l’a toujours fascinée, nourrissant sa libido des fantasmes les plus fous. Je crois pouvoir l’écrire : Catherine s’est amourachée du garde du Parc « par défaut » ; le « dernier berger salarié du causse », quant à lui, ne lui portait pas l’intérêt qu’elle appelait de ses vœux... Dès sa première rencontre avec le loup blanc de Nivéole, il y a trois ou quatre ans, le type l’a impressionnée, humainement, sentimentalement et sensuellement. Au début, la sage assistante sociale de Nîmes, mariée et mère d’un charmant bambin, s’est refusée de voir clairement l’emprise que cet homme des landes avait sur ses sens. Il incarnait l’animalité que toute femme est en droit de rechercher chez un mâle ; Sébastien est un être dont le seul domaine est son causse natal, ses seuls soucis, le bien-être de ses brebis et la qualité des moissons, une sorte de faune - ou de Sylvain puisqu’il vit d’agriculture -, qui agrémente ses jours en jouant de la flûte lorsqu’il est seul sur la lande... Son odeur « musquée » (en fait celle du mouton) a, pour Catherine, l’effet d’un parfum d’essence des plus virile ! Le berger de Nivéole a eu tôt fait de s’apercevoir l'effet de son aura envoûtante sur l’assistante sociale. Il s’en est toujours amusé, secrètement, ne confiant son jeu qu’à quelques amis sûrs. Jamais il n’a ressenti une quelconque attirance pour « la Nîmoise » - comme il l’appelait, au début. Et jamais la femme n’a soupçonné cette totale indifférence sensuelle... Elle a multiplié les occasions de se trouver tout près du vieux garçon des landes, en prêtant la main pour les foins, la moisson, la vaccination des jeunes agneaux durant l’agnelage, en hiver. Elle a même passé des débuts de nuits sur la paille, dans les bergeries, pour l’assister dans les naissances délicates : le berger doit parfois faire l’accoucheur ! Aide fort appréciée par le berger de Nivéole mais jamais récompensée comme elle le souhaite en son cœur !
- Déjà là ma colombe ? demande Jean-Louis.
- Oui, j’en avais marre ! J’ai posé deux heures de « récup' »
- M’man ? Je peux aller garder avec Sébastien ? J’ai fini mes exercices.
- Oui, ma puce. Mais tu iras prendre un lainage et ton coupe-vent. Tu sais que quand le soleil se couchera il fera froid.
- Cette journée s’est bien passée ma chérie ?
- Pénible. J’avais un cas douloureux à traiter. Une affaire de maltraitance à enfant… J’avais hâte de remonter sur le causse. Vivement les vacances !
- Tu fais un beau métier, Cathie, déclare Sébastien avec l’emphase qui lui est particulière, et dont on ne sait jamais déterminer la part d’exagération et de sincérité. Des assistantes sociales, il en faut ! Tu bois quelque chose ?
- Merci, Sébastien. Je prendrai…? Un Perrier, tiens !
Elle sort un paquet de tabac à rouler d’une poche de son pantalon, tire un étui de papier à cigarette, en roule une d’un geste assuré tel un vieux marin mais avec une finesse qui n’est pas masculine. Geste d’homme. Mains de femme. Mimique complaisante de désapprobation de Jean-Louis qui toise la cigarette en fabrication. Sébastien réamorce la discussion.
- Dis ! Tu sais pas la dernière ? Serge aurait vendu Ferma à des promoteurs suisses ! Il veulent construire des hôtels, des piscines, un golf… Ils veulent aménager l’aérodrome…
- C’est pas vrai !
- Demande à Marcel et à Jean-Louis...
Marcel dépose un verre et un Perrier devant Catherine. Michael s’éloigne du groupe et tourne dans la salle en tendant les bras en ailes d’avion, le chaton suspendu en bout de bras par la peau du cou.
- Bzzz ! Je suis un avion suisse !
...
- Allez ! faut que je sorte le troupeau, annonce Sébastien, subitement rappelé par son métier de berger. Explique à Cathie, Marcel ! ...Michael, j’y vais… Combien je te dois Marcel ?
Catherine ordonne à Michael d’aller chercher un lainage. Elle allume sa cigarette. Sébastien paie. Marcel lui rend la monnaie.
- Sébastien, tu apportes ta flûte ? demande le garçonnet.
- D’accord ! je l’apporterai. Mais il faudra que tu en joues, hé ?
- Tu feras attention, Sébastien, il va dans tous les sens.
- Tu me fais pas confiance, Cathie ?
- Mais si, ne dis pas des sottises ! Mais comprends-moi… Il n’a que neuf ans… Et c’est la première fois qu’il part seul avec toi…
Catherine est une mère possessive ; le père de Michael, avant de la quitter pour une autre femme, il y a un an, n’avait jamais tenté de prendre l’ascendant sur son petit garçon, comme si l’enfant n’était pas vraiment à lui... Et pourtant, nul doute n’était permis sur la paternité du géniteur officiel. Personne ne l’avait contestée et la ressemblance frappante de Michael avec le père déclaré en attestait ; le garçonnet était, de visage et des yeux, la réplique enfantine du père légitime. Figure pouponne, blondeur ondulée de la chevelure, yeux bleus comme le ciel du causse au zénith... Dès la naissance, Catherine s’était appropriée l’enfant, qu’elle entendait élever à sa manière et selon ses désirs. Son mari ne s’était jamais opposé à ce regrettable état de fait, car il faisait parti de ces hommes qui ne possédait pas l’instinct filial. La fibre paternelle n’habitait pas son âme. Le bébé lui répugnait - inintéressant et sale -, et la turbulence du garçonnet l’agaçait. A tel point que des visiteurs de la famille pouvaient, en toute sincérité, croire que Michael n’était pas de lui. Aussi, quand le couple se fut séparé, l’absence du père ne posa aucun problème. Ni l’absence de l’enfant dans la vie du père... Catherine avait rapidement quitter Nîmes pour le causse, d’abord locataire du « gîte » de Sébastien à Drizas puis, finalement, se mit en ménage avec le garde du Parc qui habitait à Nivéole. Jean-Louis et Catherine se connaissaient bien avant la rupture du couple, le père de Michael était un vieil ami. Les deux hommes sont restés en bon terme. La nature monoparentale de la relation avec Michael, déjà sous-jacente quand le couple était uni, s’est naturellement renforcée avec la séparation et l’éloignement du père - presque une disparition. Michael adore Jean-Louis et celui-ci aime Michael comme un fils... Mais Catherine tient fermement les rênes de l’éducation et son ami de cœur n’y peut rien changer. Visiblement, l’amitié même que l’enfant porte au garde du Parc fait de l’ombre à l’affection écrasante de la génitrice pour son fils...
Michael interpelle Cédric :
- Tu m’as promis Bomberman ! c’est quand que tu me le prêtes ?
- Heu..., je te donne ça demain !
- Bomberman ? c’est quoi, ça ? fait Sébastien, avec un air amusé.
- C’est un jeu vidéo !... je t’expliquerai ! crie l’enfant, content d’avoir quelque chose à apprendre au berger.
Puis le garçon bondit hors de l’auberge, s’en éloigne en courant. Sébastien sort à sa suite pour se rendre à la grange, en contrebas de la route, où il a laissé un lainage et sa cape, énorme pèlerine de toile forte faite sur mesure... Un véhicule tout-terrain, celui qui était à Ferma, arrive en trombe et stoppe net, coupant le passage à Sébastien sur sa gauche. Serge est au volant, goguenard. La glace de la portière droite est baissée.
- Ho ! Serge, déconnes pas, hein ! Tu fais chier avec ta tire ! peste le berger.
- Je t’ai pas écrasé, Sébastien !
En ouvrant la portière droite, le berger réplique :
- Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette histoire suisse ? Tu as vendu Ferma aux Suisses ?
- Peut-êt’ ben que oui ! Je savais que t’approuverai pas ! désolé !
- Tu déconnes, Serge ! Tu quadrilles la lande avec tes clôtures… Tu empoisonnes le causse avec tes engrais… Tu arraches les haies… Et maintenant, tu vends Ferma aux étrangers ! Franchement, tu me dégoûtes !
- Faut vivre avec son temps Sébastien !
- Tu trahis le causse, Serge. (Un temps) C’est quoi ce sang que tu as sur les mains ? Tu as encore braconné, je parie ?
Serge hausse les épaules. Sébastien voit sur le plancher du véhicule le sac à dos, vide, posé sur des toiles de jute étalées pêle-mêle. Il soulève les toiles et découvre les trois lapins de garenne ensanglantés, sous le regard agacé de Serge, qui garde les mains sur le volant. Soudain, le véhicule démarre, portière droite ouverte, laissant Sébastien sur la route.
- Salopard ! hurle le berger, en levant le poing.
Le garde et l’aubergiste sont au comptoir avec Catherine. A l’écart, assis sur une table, Cédric boit son Coca en feuilletant les pages sportives d’un journal, où il est question de football. Son père continue son exposé :
-…Remarquez, s’ils aménagent le terrain, l’aéro-club pourra étendre ses activités. Y’a un projet de stages de vol à voile, qui m’assurerait quatre mois de pension complète, pour treize personnes.
Sébastien entre, venant de l’extérieur, furieux.
- Jean-Louis, il faut que tu interviennes ! J’ai vu trois garennes dans le quatre-quatre de Serge.
Ils étaient cachés sous des sacs de jute. Il a démarré en trombe… Mais je les ai vus ! Là, il faut que tu sanctionnes !
- Ben…, toi tu les as vus et je te crois, répond le garde, quelque peu embarrassé. Mais tu n’es pas assermenté. C’est ta parole contre la sienne, Sébastien. Je suis désolé…
- T’es désolé… Mais à quoi tu sers, dis ?
- Que veux-tu que je fasse ? Que je le prenne en chasse ?
- Tu devrais prendre ta voiture de fonction, le rejoindre et perquisitionner son véhicule !
- Il sera au Mas-du-Buffre avant moi. Et il ne m’attendra pas pour enlever le gibier de sa voiture.
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