Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 3

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

  Tous droits réservés

 

 

 

 

Épisode 3

 

Le songe d'une nuit d'automne

 

 

Il devait être neuf heures, le premier soir, quand Mme Lepic commanda d’aller nous coucher. « Les enfants ! rangez vos livres et les jeux ! Remettez-les bien à leurs places ! » ponctuait M. Lepic, confortant ainsi l’idée que la « directrice », ayant parlé, devait être obéie illico. Sauf quand il pleuvait à verse ou l’hiver quand il y avait de la neige, nous étions tenus de descendre aux cabinets de la cour pour les précautions du soir. Puis nous gagnions nos chambres dans un tumulte un peu retenu. Dans le couloir, avant que nous descendissions aux toilettes, Mme Lepic fit la mise en garde habituelle de début d’année : « Je ne veux pas de pipi au lit ! Il y a un cabinet au fond du couloir. Avis à ceux qui feront pipi au lit ! Je leur nouerai une ficelle autour de leur oiseau, s’il le faut ! » ; cette menace,  je l’avais prise au mot, trois ans plus tôt et j’en avais fait des cauchemars... Je remarquai le regard sévère, impitoyable, que la « directrice » lançait au petit François durant cette terrible annonce. Le garçonnet en afficha un visage terrorisé.

 

Mme Lepic ayant enfin quitté le dortoir, l’atmosphère se  détendit.

 

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Jean-Marie, après avoir fait son lit dès avant la veillée, avait étalé son pyjama rayé de bleu et de blanc sur la couverture grise et avait disposé précautionneusement sur le plancher ses pantoufles charolaises, les serrant côte à côte perpendiculairement au sommier. Je me déshabillais tout en causant avec mon nouvel ami. Ma mère m’avait acheté un pyjama bleu clair uni, bordé d’un mince filet de couleur bleu nuit. Étrenner ce pyjama devait, selon elle, me réconforter. Mon tout nouveau compagnon m’apprenait qu’il était élevé par sa mère, son père étant décédé. Il était fils unique. « Mon père est mort en tombant d’un toit : il était ramoneur », me confiait-il sur un ton presque neutre mais qui trahissait toutefois une tristesse enfouie. « Quand je serai grand, je ferai ramoneur ! » devait-il ajouter. « Moi, je ne vois jamais mon père, lui répondis-je. Mes parents sont divorcés et il est toujours en voyage pour son travail... » Je lui disais qu’ici, à Saint Christophe, c’était assez sympathique - exceptée la femme du directeur. De fait, l’ambiance y était « familiale » : une petite douzaine de pensionnaires, une petite école, des maîtres et une maîtresse plutôt gentils. La chambre devenait vite « notre » chambre, malgré son manque de décoration et d’objets personnels - un lieu intime qui nous était réservé.

 

 

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Javais beaucoup aimé mes deux premières années à Saint Christophe, quand j’avais les faveurs de la chambre N° 3, « coincée » (comme ma salle de classe), entre les deux autres pièces « habitées ». Les cloisons étaient minces, construites de briques étroites, et chaque mouvement de dormeur sur un sommier des chambres voisines, celle du maître ou des moyens, les ronflements des pensionnaires d'à côté, leurs soupirs nocturnes, une toux brève et sans suite, tous ces bruits un peu étouffés de vie endormie traversaient les cloisons. Les pas feutrés du surveillant, probablement lisant ou corrigeant des devoirs ou fumant une dernière cigarette, allaient et venaient lentement dans sa « cellule », par intermittence. Le soir, d’au-delà du cimetière, des chiens jappaient en se répondant, aboiements suffisamment lointains pour ne pas être gênants et assez proches pour souligner le confort douillet de nos draps et couvertures, en apportant je ne sais quoi de rassurant de la vie du dehors, par- delà les morts couchés à deux pas de nos lits ! Le maître surveillant s’assurait, à « l’extinction des feux », que les rideaux étaient tirés devant les baies. Mais quand la nuit était embellie d'étoiles ou éclairée d’une lune généreuse, nous rouvrions à demi la tenture pour admirer le ciel depuis nos traversins ; une clarté bleutée se glissait alors dans la chambre en enjambant nos couvertures.

 

Des bruits étranges, très discrets, à peine perceptibles, nous rappelaient de temps en temps que des combles existaient au-dessus de nos têtes : grincements de plancher, martèlements feutrés de pattes de souris ou de mulots. Le « lointain » carillon du réfectoire égrenait le temps, quart d’heure après quart d’heure, solitaire dans la salle aux deux longues tables vides ; le son métallique harmonieux n’hésitait pas à franchir les cloisons, à parcourir le couloir des dortoirs et à s’inviter jusqu’au seuil de nos portes. Le son du carillon nous parvenait sans agressivité, en sourdine comme pour ne pas nous tourmenter. Sa compagnie familière, fidèle, m’était très agréable. Dans la première partie de la nuit, plusieurs fois, le plancher du couloir crissait sous des pas lents chaussés de pantoufles ; c’était le maître surveillant qui faisait « sa ronde » d’avant minuit, en guettant le sommeil de ses protégés, ouvrant parfois une porte de chambre pour voir si tout dormait « normalement » ; c’était aussi les pieds de quelqu’un qui se rendait aux toilettes, tout au bout du couloir, ou en revenait avec le crissement de plancher suivi ou précédé du torrent de la chasse d’eau toute proche puis de son remplissage. Ces petits riens faisaient la vie du dortoir, la vie de la nuit, et rendaient l’étage beaucoup plus chaleureux que dans la journée où tout se passait « en bas ». J’avais été alité quelquefois, la journée durant, pour cause de maladie et de fièvre (souvent une pharyngite), et connaissais le dortoir désert et silencieux du plein jour, un peu terrifiant, tandis qu’une vie qui me semblait turbulente emplissait les salles de classe, au-dessous - ou la cour. Les bruits des classes me rassuraient et me frustraient un peu car les camarades apprenaient quelque chose sans moi, et le tumulte des récréations me torturaient d’une envie insatisfaite : me mêler aux jeux des camarades. Dans ces moments-là, je n’avais pour me consoler que le ciel qui chapeautait mon lit, encadré par les tristes carreaux rectangulaires de baie d’usine... Mon seul visiteur était Marie-Thérèse, la brave sœur de Mme Lepic qui, faisant office d’infirmière, venait m’apporter un verre d’eau fraîche ou un bol de camomille en précédant ses bons soins de son éternel sourire de mémé d’un autre âge.

 

La vieille avait préparé les deux lits des petits, dans le dortoir n° 3.

 

Après quelques bavardages anodins, mon compagnon de chambre devint très vite silencieux ; il s’endormit d’un profond sommeil, exténué par le jour de la rentrée et la découverte de son nouveau foyer. Moi aussi j’étais fatigué, mais je mis du temps à sombrer, excité par mes retrouvailles avec mon ordinaire de l’année scolaire, les locaux familiers qui exerçaient à la fois attirance et répulsion sur mon âme d’enfant. J’avais retrouvé le groupe de bons copains et un nouveau maître et surveillant d’internat semblait promettre une année sereine !

 

M. Régis faisait l’unanimité chez les onze pensionnaires. Sa moustache sympathique, ses cheveux ondulés, son charisme plaisaient à tous et auguraient de bonnes relations entre maître et élèves.

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Blotti sous ses couvertures, dans la quasi-obscurité car un peu de lumière de rares lampadaires filtrait d’entre les rideaux, Jean-Marie se mit à ronfler... La chasse d’eau fonctionna deux fois et un petit cria, terrorisé par un cauchemar. Un martèlement de rongeur traversa le plafond dans sa largeur. Je pensai alors à la trappe lugubre qui, ouverte, m’avait toujours effrayé ! Même close, cette grande « lucarne » aveugle située au plafond, à deux pas du cabinet, me semblait une menace... Quand j’allais aux toilettes, je passais toujours sous elle en la surveillant comme s’il fallait absolument que la trappe se mît à s’ouvrir, mue par quelque main malveillante ! Les enfants ne montant évidemment pas sous les toits, chacun des petits pensionnaires pouvaient imaginer à sa guise ce qui se cachait là-haut. Moi, j’y voyais un vaste espace sans lumière aussi obscur que le repaire d'un croque-mitaine. Et il m’était arrivé plusieurs fois de rêver à cet antre mystérieux et redoutable, domaine formellement interdit aux protégés de Saint Christophe !

 

Cette nuit-là, je fis un songe étrange.

 

Je rêvai que nous couchions tous sous les combles, sur des matelas à même le sol, entre les poutres de la toiture. Curieusement, il y faisait grand jour et nous n’avions pas peur. Dans ce rêve, j’avais mouillé le matelas...

 

Puis je me retrouvai sur les toits, longeant tel un funambule la ligne faîtière, les deux pans de tuiles fuyant de droite et de gauche. J'étais depuis toujours sujet au vertige et cet exercice bizarre me paraissait pourtant naturel. Puis je décollai, prenant mon envol tel un oiseau, descendant sur la cour en battant des bras. Finalement, les jambes en avant, je battais l’air de mes membres inférieurs, assuré de freiner ainsi ma chute... et cela fonctionnait ! J’atterris en douceur sur le vieux goudron de la cour déserte et silencieuse comme le cimetière. Une dalle funéraire, sans croix, occupait le milieu de la cour. Le hangar près du portail me toisait de sa gueule obscure. Curieusement, au-dessus de ma tête, le ciel était devenu un ciel de nuit, piqué d'étoiles toutes anormalement brillantes et dont le nombre dépassait l'entendement. Des sanglots me parvinrent du préau ; je m’en approchai et trouvai le petit François tapi dans un angle du grand abri, pleurant à chaudes larmes.

 

Quelques jours plus tard, je découvris que ce songe était prémonitoire...

 

 

A suivre...

Accès à l'épisode 4 le 13 août sur ce clic : "Une vie de pensionnaire"

 

 

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06/08/2017
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