Enfants de gouttières - Episode 11
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002
© 2011 - Rémi Le Mazilier
Tous droits réservés
Épisode 11
La réunion secrète
Durant la récrée de l'après-midi, je pris à part le petit François avec Jean-Marie pour les mettre dans la confidence d'un projet ambitieux : le soir, quand tout dormirait dans les dortoirs, je grimperais à nouveau à « l'observatoire » par la fameuse lucarne aux étoiles ! Bien entendu, j'invitais l'un et l'autre à m'accompagner dans cette nouvelle escapade interdite. Cette mission secrète était, d'un commun accord, baptisée « Objectif bébé Lune ». François, un peu inquiet, objecta : « On n'a pas le droit ! - Je sais, mais tant pis ! répliquai-je. - On fera pas de bruit et il faudra pas rentrer tard... » poursuivit le sage Jean-Marie. Patrick, fouineur comme à son habitude, s'approcha de nous avec un air goguenard : « Alors ? Les cocos ? Ça cause de quoi ? ». Le trio que nous formions se regarda puis posa trois paires d'yeux suspicieux sur le « grand » - qui n'était pas vraiment le bienvenu ! Après un bref temps de silence commun, le petit François se hasarda, non sans quelque malice et avec un cran inattendu : « C'est un secret ! - Ah oui ? Un secret ? Eh bien, tu vas me le dire, ce secret ! - C'est une affaire entre nous... rétorquai-je. - Bon, ça va, les mômes ! Je vous laisse à vos gamineries ! ». Patrick nous ayant tourné le dos, le petit François lui tira la langue avec une surprenante vulgarité.
Notre réunion secrète eut lieu vers minuit... Le surveillant d'internat s'étant manifestement endormi (plus le moindre bruit dans sa chambre), j'entrai dans le dortoir des petits. Si les deux camarades de François dormaient à poings fermés, il n'en était pas ainsi pour notre tout jeune complice ! A peine eussé-je poussé la porte que le garçonnet se dressa sur son séant, demeuré à moitié habillé sous sa couverture; il n'avait revêtu que sa veste de pyjama, gardant sa culotte courte de la journée et ses chaussettes (un authentique séditieux !). Je l'enjoignais d'enfiler un chandail de laine. Nous gagnâmes aussitôt la lucarne aux étoiles et chacun de nous, François en second et moi en dernier, franchissions le Rubicon...
Alea jacta est, le sort en est jeté !
Pour le meilleur et pour le pire...
Il n'y eut que du meilleur : Bébé-Lune était au rendez-vous, pile-poil à l'heure que j'avais prévue et sans trop se faire attendre ! Le chat du père Lucien était venu nous rejoindre cinq minutes après notre installation, nos fesses bien calées sur le zinc du chéneau; il choisit de se blottir sur les genoux du petit où il se mettait aussitôt à ronronner. Dans la demi-obscurité, François me semblait irradier de bonheur, saisi par une émotion pure et angélique : le ciel, comme il ne l'avait jamais vu, répandait au-dessus de sa tête un manteau de constellations, enveloppé de ce silence qui m'avait tant impressionné le premier soir. A l'apparition de Spoutnik, son regard brilla encore plus fort; j'éclairai brièvement son visage pour l'observer dans sa contemplation. Jean-Marie s'esbaudissait : « On voit Bébé Lune ! On le voit ! - Les autres ne l'auront pas vu ! » surenchérissait le tout-petit, fier de son privilège. Mais il ne fallait point s'attarder et je donnai peu après le signal du retour au bercail. François, comblé par son observation, n'hésita pas un instant car le sommeil l'envahissait et la fraîcheur nocturne le faisait frissonner; Jean-Marie, drapé de son calme habituel, ne contesta pas ma décision - c'était un garçon résolument réfléchi et sensé. Je passai la lucarne en éclaireur pour m'assurer que personne n'allait pointer son nez dans le couloir au moment de notre « sortie ». Le petit me suivit et Jean-Marie quitta l'observatoire et ferma la tabatière. Dans le long corridor, si peu éclairé par les veilleuses situées aux extrémités, nous raccompagnâmes le garçonnet et je m'assurai qu'il enfilait bien, cette fois-ci, l'ensemble du pyjama. Une fois couché, je bavardais avec Jean-Marie pendant quelques minutes, nos propos étant entièrement consacrés à notre réunion secrète et au rendez-vous réussi avec le premier satellite artificiel de l'histoire de l'humanité.
Pour sûr, nous nous en souviendrions toute notre vie !
Au repas de midi, juste après le bénédicité, le directeur s'adressa à mon maître et à l'attention de tous les garçons du réfectoire. « M. Régis, les cahiers et les livres entreposés dans la vieille classe prennent la moisissure. Il s'y trouve aussi les costumes de théâtre et les accessoires pour les spectacles... Je voudrais que tout ce matériel soit transféré au grenier. Vous prendrez les pensionnaires pour remplir cette tâche. Vous ferez ça après le goûter. Ah !... Vous laisserez aussi la trappe ouverte et l'échelle en place; les combles ont besoin d'être aérés. Vous ouvrirez les deux tabatières pour établir un courant d'air. » Tous les pensionnaires se regardèrent avec une certaine jubilation, heureux d'être conviés à une « mission » qui serait sans doute des plus divertissante. François se pencha au-dessus de son assiette pour regarder le maître d'internat qui se trouvait en bout de table. Les yeux écarquillés et pleins d'espérance, il demanda de sa mignonne voix fluette : « Même les petits ? ». Le directeur hésita quelques secondes tandis que M. Régis guettait sa réponse - je devinai qu'il la souhaitait positive. Après avoir en quelque sorte obtenu l'assentiment de son surveillant d'internat, le directeur acquiesça en arborant un visage amusé : « Même les petits devront être sur le pont ! ». Le garçonnet leva les bras en l'air : « Youpi ! » aussitôt imité par ses deux petits camarades de chambrée.
Passé cinq heures, alors que le directeur assurait la classe d'études pour les externes, mon maître nous conduisit à « la vieille classe ». En fait, je ne suis pas certain que cette salle obscure, plus petite que les autres, eut jamais été réellement une salle de classe; j'avais du mal à imaginer que l'on eût pu faire la classe dans ce trou à rats dont, je le rappelle, la seule baie vitrée donnait sur le préau déjà si sombre ! Lorsque M. Régis eut actionné l'interrupteur de porcelaine, une énorme ampoule à demi occultée par la crasse répandit sa lumière jaunâtre sur cet antre inquiétant. Le local, orné de ses tentures de toiles d'araignées enguirlandées de poussière, habité par mille arachnides « de cave », grosses bestioles noires ou rouges aux pattes épaisses, se révélait être une véritable caverne d'Ali Baba... de sorcières ! L'on y pouvait voir, entassés pêle-mêle, des bureaux d'écoliers vieux comme Hérode, des chaises amputées, deux armoires fissurées, de grandes cartes géographiques (de la fameuse collection des éditions Vidal) jaunies comme les dents d'un vieillard indigent, des cartes illustrant l'Histoire de France depuis les Gaulois, quelques animaux empaillés totalement décolorés et partiellement pelés, une vieille mappemonde éventrée et des cartons, encore des cartons, une montagne de cartons ! Ce sont ces cartons, de différentes dimensions, qui contenaient cahiers et livres scolaires trop usés ou des « costumes » de théâtre - disons, pour être plus honnête, des déguisements pour enfants -, ainsi que des accessoires pour les jeux de scène... Il y avait aussi un grand coffre en métal, un genre de « cantine » militaire. Dans un coin de la pièce étaient rassemblées, en fuseau liés par de la ficelle, une demi douzaine de « lances » en bois dont la pointe était en carton. Plusieurs enfants se jetèrent sur ces armes antiques. M. Régis eut bien du mal à encadrer ses « porteurs » - ou plutôt ces déménageurs, tant ceux-ci furetaient de droite et de gauche, bousculaient les cartons, en inspectaient les contenus ! Un aigle aux trois quarts déplumé, qui me paraissait immense, déployait ses ailes mitées en nous toisant d'une manière menaçante. En voyant ce rapace impressionnant qui trônait fièrement (encore !) sur un vieux pupitre dépourvu de couvercles et aussi chargé de « hiéroglyphes » que La pierre de Rosette, je me souvins du cauchemar du petit François... D'ailleurs, je surpris le gamin en arrêt, un tantinet interdit, face au rapace empaillé !
Je crus bon de ne pas évoquer son rêve.
Le lecteur me fera observer que je n'ai plus parlé de Jean-Baptiste, le « béret rouge » et fils unique du couple Lepic... Le fait est que le jeune homme était peu visible : je comprenais qu'il « sortait » beaucoup, probablement pour voir des amis ou autres membres de la famille. Tout au plus traversait-il le réfectoire en nous saluant avec un large sourire, tandis que quelques gamins attablés se dressaient comme des ressorts pour lui faire un salut militaire - ce qui amusait beaucoup Jean-Baptiste ! Devait-il bientôt repartir pour l'Algérie ? Ce soir du 8 octobre, un remue-ménage inattendu s'emparait de l'ancienne usine de porcelaine. Tandis que les pensionnaires effectuaient des va-et-vient entre la « vieille classe » et les combles, la mère Lepic s'agitait pour préparer un grand repas familial en l'honneur de son fils; une puis deux puis trois autos allaient entrer dans la cour momentanément transformée en parking privé. Je vis quelques personnes endimanchées en descendre avec des boîtes de pâtisseries ou des bouteilles de vin mousseux ou de vin rouge. M. Régis nous apprit que la famille Lepic ferait la fête ce soir... Quand nous traversions le vestibule de la Dame aux lampes-tulipes avec nos fardeaux, c'est tout un brouhaha joyeux qui emplissait le réfectoire contigu promu salon de réception pour l'apéritif.
M. Lepic avait disposé l'escalier amovible sous la trappe du grenier. Les plus âgés d'entre nous, campés sur les larges marches de l'échelle-escalier en bois qui était accroché juste sous la trappe, faisaient le relais entre le couloir et les combles. Tout le monde montait quelque chose depuis la « vieille classe »; les petits apportaient de petits cartons à leur mesure ou des accessoires peu encombrants. François déclencha un fou-rire : une toile d'araignée grassouillette et peu discrète lui coiffait la tête ! « Attends, je te l'enlève ! » fis-je. En voyant le parement que je lui ôtai de sa chevelure noire poudrée de poussières, le garçonnet, horrifié, lâcha un « Bêêê ! » qui venait de toutes ses tripes.
Les combles de la vieille usine bruissaient comme une ruche ! Imaginez le plaisir que pouvaient connaître des gamins de 8 à 14 ans auxquels on donnait libre accès à l'antre mystérieux de l'école Saint Christophe ! Derrière le mur instable des valises en carton des internes se tassaient quelques vieux petits meubles et, surtout, deux grandes malles de bois, façon « vieux coffre de pirate ». L'une d'entre elles contenait des bouquins scolaires de lecture très usagés et des romans pour enfants; je me souviens de toute une collection des Éditions Alsatia, qui avait pour nom « Signe de Piste » (tout un programme !), aux couvertures superbement illustrées de garçons aventuriers, certains en tenue scoute ou en tuniques de chevaliers croisés... M. Régis dut sévir, verbalement, pour nous éloigner de cette malle aux trésors. Pierre, l'aîné des garçons, disposa cérémonieusement l'Aigle toujours Royal bien que défraîchi, sur le marbre d'une vieille table de nuit rangée en bout de grenier. Les bruits de nos pas non retenus sur le plancher qui grinçait enflaient le couloir et les dortoirs d'un tumulte surnaturel. Pendant nos pérégrinations entre la vieille classe du préau et les combles, c'est tout le bâtiment qui me semblait vibrer à l'unisson et l'escalier en fer du balcon ne manquait pas d'en profiter pour se faire remarquer bruyamment ! Mais, Dieu merci ! la « directrice » ne faisait plus cas de « ses » pensionnaires, trop occupée qu'elle était à jouir de la compagnie de « son » garçon-béret-rouge, qu'une assemblée de proches flattait comme un jeune héros, à grands renforts de vin mousseux; le tumulte venait donc aussi... du réfectoire !
De grosses poutres fendillées et décorées de toiles d'araignées soutenaient un enchevêtrement de pannes, chevrons, planches que recouvraient les tuiles. Deux fenêtres à tabatière perçait le pan situé au sud - au-dessus de la cour. Ces lucarnes étaient ouvertes et me rappelaient « ma » lucarne aux étoiles. M. Régis me fit une œillade car il avait évidemment lu dans mes pensées. Il eut alors un mot quelque peu sibyllin et, somme toute, assez enthousiasmant : « Cela ferait un bon observatoire, pas vrai Christophe ? »
Seuls François et Jean-Marie comprirent ce langage codé !
A suivre...
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