Enfants de gouttières - Episode 12
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002
© 2011 - Rémi Le Mazilier
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Épisode 12
Observatoire
Les habitudes quotidiennes « bien réglées » étaient bouleversées ce fameux soir du mardi 8 octobre. Et pour cause ! Non seulement la tribu Lepic festoyait dans « notre » réfectoire, mais nos « explorations » du débarras du préau et du grenier nous ayant passablement empoussiérés, il convenait de nous doucher de toute urgence avant le dîner. Celui-ci allait être plus tardif et, par extraordinaire, toute la marmaille des pensionnaires partagerait (partiellement) les agapes des grandes personnes en l’honneur du béret rouge. A en juger aux odeurs exquises qui se répandaient jusque dans le couloir des dortoirs, le menu y serait succulent ! « Du civet de lièvre, mes enfants ! » avait annoncé, tout guilleret, notre cher directeur.
M. Lepic, spécialiste dans l’art d’apprêter les gibiers, avait concocté pour la circonstance un ragout gargantuesque : deux lièvres qui m’avaient paru énormes lorsque le directeur nous les avait présentés, le jour précédent, encore vêtus de leur fourrure, tués par un chasseur ami de la famille. Le cuisinier Lepic l’avait mis en marinade vingt-quatre heures avant la cuisson, se plaisant (non sans trahir une certaine fierté), à nous faire sentir le contenu de l’un des saladiers en terre par deux fois – la veille au soir et ce midi (avec les demi-pensionnaires, cela avait fait quelque quarante petits nez titillés par la préparation) ! Après que nous eûmes passer sous la douche tiède, par deux, après une course tout nus entre nos chambres et les lavabos – un défilé qui provoqua quelques stupides moqueries des « grands » sur l’anatomie « discrète » des plus jeunes –, nous devions nous mettre « beaux », revêtir culottes propres, chemises repassées et nos plus fringants tricots de laine. Mais oui, mes amis, à la pension Saint-Christophe, ce soir-là, c’était la fête ! Et je ne vous dis pas à quel point nous étions excités, bruyants de bavardages, presque « paniqués » de participer à de si merveilleuse agapes ! M. Régis, lui-même, s’ingénia à coiffer les « moyens » et les petits, creusant avec application le sillon de la « raie » des crânes qui en étaient garnis (ce qui n’était pas mon cas puisque j’avais les cheveux abondamment bouclés). A l’époque, la « raie » bien droite et correctement placée était à la mode ; les plus âgés surtout prenaient un soin de midinette à modeler leur chevelure à grand renfort de brillantine et à tracer leur raie au cordeau. Les tubes de produit capillaire, sortis des effets personnels des plus grands, passèrent ainsi de main en main, huilant les paumes avant de graisser les cheveux ! Pierre et Patrick en étaient les pourvoyeurs. Du coup, M. Régis obtint leur accord pour en faire profiter les petites têtes des chambrées 3 et 4. Je fus seul à être épargné par cette onction du fait de mes boucles...
Le dîner fut excellent, achevé après le lièvre-pommes de terre vapeur par des portions de tarte aux pommes « maison ». Le verre de sirop de grenadine vint arroser le dessert tandis que les grandes personnes, déjà copieusement alcoolisées, parlaient à voix haute autour de la longue table d’à côté ; la tribu Lepic n’en était qu’au civet. La « directrice » autorisa les enfants à emmener dans les dortoirs un livre ou une BD, pour une mini « veillée calme » (sic) d’un quart d’heure. Les pensionnaires se couchèrent docilement pour une lecture au lit. Il me souvient que, ce soir-là, je commençais à relire un album de M. Hergé : Tintin en Amérique. Le maître d’internat était tenu de mettre un terme à cette veillée vers neuf heures trente – ainsi en avait décidé « la directrice ». Inutile de préciser que, à l’autre bout du couloir et au-delà du vestibule de la femme aux tulipes, le tumulte se perpétuait, fait d’éclats de voix, de rires tonitruants et même d’un chant patriote. La première strophe allait nous être chantée plus d’une fois par M. Lepic, qui nous l’avait même apprise ; aujourd’hui encore, ces paroles me reviennent :
« Les commandos partent pour l'aventure,
Soleil couchant les salue,
Chez l'ennemi, la nuit sera très dure
Pour ceux qui pillent et qui tuent. »
Avec le refrain :
« France, oh ma France très belle
Pour toi je ferai bataille,
Je quitterai père et mère,
Sans espoir de les revoir jamais
Tra la la la... »
Ces paroles me perturbaient un peu : quitter père et mère sans espoir de les revoir... Dur, dur, la vie du para !
J’étais résolu à ne point m’endormir pour réaliser une nouvelle folie : grimper dans les combles pour observer le ciel étoilé et surprendre à nouveau Bébé-Lune. Je tombais de sommeil et m’accrochais bec et ongles à ce projet insensé. Monter à « l’observatoire » du grenier avait été une décision prise en commun avec Jean-Marie et François. Néanmoins, la nuit courte précédente, la fatigue du déménagement entre le local du préau et les combles, l’énergie déployée durant le repas agité du soir, tout cela menaçait la réalisation de cette nouvelle expédition nocturne. C’était sans compter sur l’indigestion due au repas « pantagruélique » de la soirée ! Ensommeillé, certes, je l’étais et pas qu’un peu mais le lièvre avait fait terrier de mon estomac, avec la complicité de la sauce dont j'avais peut-être abusée. Cela me tenait éveillé. Je crois, avec le recul, que cette indisposition gastrique tenait son origine plus des excitations de la journée, des émotions... que du civet de M. Lepic. A tant faire de ne cesser de me retourner mal à l’aise dans mes draps, autant m’expatrier sous les combles, boire de l’air frais le nez campé devant l’une des lucarnes – au fond, pensais-je, cela ne pouvait que m’être salutaire et servir de prélude à une nouvelle nuit, courte peut-être mais réparatrice !
Je sais maintenant que ce maudit lièvre contribuât, dans une certaine mesure, à construire le drame épouvantable que j’allais provoqué... C’est ainsi (il en faut peu), qu'un détail du quotidien peut faire basculer des vies entières.
La tribu Lepic n’en finissait pas de fêter Jean-Baptiste. Curieusement, les grandes personnes semblaient avoir oublié que des gosses étaient censés dormir à l’étage ; Mme Lepic, trop heureuse de se divertir avec ses invités venus pour glorifier son parachutiste de fils, avait laissé au vestiaire ses rigueurs de « directrice » de la pension Saint-Christophe. Et pourtant, les mômes devaient avoir classe le lendemain (je rappelle qu’en ce temps-là, la pause hebdomadaire était le jeudi et non le mercredi, comme c’est le cas au moment où j’écris ces lignes). Même sans les coups de pattes du lièvre au creux de mon ventre, si j’avais voulu m’endormir du sommeil des justes, cela m’eût été impossible ! Contrairement à Jean-Marie, lequel avait le sommeil facile, je ne supportais pas les tapages, même estompés par les cloisons ; m’abandonner aux bras de Morphée m’était extrêmement difficile en l’absence de silence. Je me disais donc que, ce soir-là, finalement, ce chahut du monde adulte était mon aubaine : quoi de mieux pour ne pas sombrer !
...
Le carillon « Big-Ben » du réfectoire sonne minuit. Le tapage nocturne s’est amoindri. J’entends des portières d’autos claquer, un moteur se mettre en route... Je décide de passer à l’action. Sur le seuil de ma chambre, je scrute l’ambiance : des voix, moins fortes, occupent encore la salle à manger – probablement six ou sept personnes. D’autres portières de voiture, un autre moteur qui ronronne... Et le maître dort-il ? La lumière de sa chambre n’éclaire pas le panneau vitré qui chapeaute sa porte ; j’en conclus que rien n’est à craindre de ce côté-là. Quant à la surveillance (ou l’espionnage) de la « diro », je décide que, cette nuit, la mère du para a d’autres centres d’intérêt.
Je considère mon camarade de chambrée : il dort profondément et je renonce à le réveiller. Je prends la même décision à propos du petit François que je vais cependant visiter dans son dortoir ; lui aussi roupille à poings fermés, bercé tout comme ses deux compagnons par la houle des rêves d’enfants. Je pense que j’aurais été ennuyé de lui refuser l’escapade s’il avait été éveillé.
La route est libre ! Je m’y engage...
Un chandail sur les épaules, mes pantoufles charolaises aux pieds, j’arpente silencieusement les quelques mètres qui me séparent de « l’escabeau » des combles. Mes pas font légèrement grincer chacune des marches de bois ; pas de panique ! tout dort dans cette partie du bâtiment. Ma tête émerge de la trappe au niveau du plancher saturé de poussière et une brise d’air frais, à peine perceptible, me caresse les joues. J’entends la fuite d’un rat ou d’une souris ou d’un loir ; sa course peureuse martèle à sa manière le sol du grenier. Je suis venu sans lampe ; j’ai oublié mon petit boîtier Wonder, c’est stupide. Les veilleuses du couloir m’ont guidé et un semblant de clarté extérieure me permet d’avancer jusqu’à la première tabatière. Mes pieds heurtent un carton lourdement chargé, butent contre un objet indéfinissable dans la quasi-obscurité. La lucarne est heureusement accessible car aucun objet ne l’encombre. Je me campe devant l’orifice qui ouvre sur les constellations ; le grenier donne sur la cour mais la tabatière regarde le ciel. Astronome en herbe, l’œil collé au télescope de mon imagination, je demeure en faction, tel un matelot à la vigie qui doit assurer son « quart » de veille.
A suivre...
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