Enfants de gouttières - Episode 24
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L'école autrement
Deux jours plus tôt, en fin d’après-midi, l’instituteur assassiné se rendit à pied « aux Îles ». Si un promeneur ou pécheur l’eût croisé, cet homme dont la tête s’inclinait vers le sol, le regard absent, avec une valise et un cartable enflé de livres ou documents, lui eût sans doute suscité quelque interrogation… Que pouvait faire là, sur un sentier bordé d’arbres sauvages et de plantes luxuriantes qui attendaient les frimas du prochain hiver, un homme en costume et cravate marchant tel un mort-vivant vers le fleuve Roi ? M. Régis ne croisa personne. Et il en était heureux. Seuls les souvenirs de sa brève tranche de vie à l’École Saint Christophe devaient l’accompagner dans son apparente errance, alternant avec des images de ses débuts de maître d'école, tandis que crissaient les feuilles mortes qu'il écrasait sur le chemin. Il avait décidé de s’échapper d’un monde où il n’avait plus - ou pas -, sa place. Qu’avait été son existence ? Une enfance heureuse, avec une mère qui le chérissait, et malgré un père prématurément disparu, suite à un accident de bicyclette ; le drame avait eu lieu quand M. Régis était en culotte courte. Son père, homme impulsif et plutôt violent, manipulait facilement la ceinture pour s’en servir du fouet de la correction. En ce temps-là, les parents utilisaient le martinet vendu dans les bazars ou autres quincailleries : le martinet ? l’enfant Régis y avait régulièrement goûté ! Ses jambes fouettées avaient épisodiquement porté les traces rouges, parfois violacées, des lanières de cuir…, comme la plupart des gamins. La « correction » coporelle, que des décennies plus tard le législateur appellerait « maltraitance », était vue comme « chose » normale, naturelle, nécessaire. Jamais M. Régis n’eût pensé une seule seconde qu’il était un enfant martyre. Il avait aimé son père et accepté ses corrections. A l’âge de quatorze ans, il passait avec succès le concours d’admission à l’École Normale du département. A cette époque, ses parents habitaient dans la Drôme et ce ne fut que plus tard, bien après le décès de son père, que la mère alla s’installer dans un petit village ardéchois - où elle assurait la subsistance du foyer en travaillant comme secrétaire de plusieurs mairies, se déplaçant à vélo de village en village. Avant ce déménagement, son fils vivait, en semaine, à l'internat de l'École Normale (la pension y était obligatoire). Le garçon avait suivi la formation « des maîtres », obtenu le BAC avec mention « très bien », s’initiant à la pédagogie active par les sessions obligées en « patronages » laïques le jeudi, comme tous les apprentis-instituteurs. Passé l’âge de dix-sept ans, il s’était impliqué avec bonheur dans le rôle de « moniteur » de colonies de vacances puis, gravant les échelons, se forma aux fonctions de « directeur » de centres de loisirs pour enfants avec hébergement. Il cumulait les contrats à ce poste chaque été, dirigeant deux « colonies » successivement à une époque où les séjours duraient quatre semaines. Quelques uns de ses amis de même âge le raillaient un peu : « Tu es marié avec les mômes ! ». Nul sous-entendu scabreux dans cette gentille moquerie : M. Régis aimait les enfants et se sentaient bien avec eux. Après les cinq années réglementaires d’instituteurs stagiaires, M. Régis fut « nommé » titulaire dans un charmant village du sud de la Drôme. Ce premier « poste » fut son nirvana ! Totalement indépendant de quelque tutelle hiérarchique, le jeune maître d’école construisit « sa » pédagogie. Il respectait le programme officiel mais le faisait en l’enrichissant de méthodes originales et novatrices – au demeurant, d’autres maîtres et maîtresses inspirés « fonctionnaient » de la même manière, surtout à la campagne. Il avait une « classe unique », du CP au CM2 ; une collègue avait en charge la classe des filles : la mixité n’était pas encore de règle dans l’institution scolaire. L’école était faite d’un bâtiment unique encadré par deux cours de récréation, les salles de classe occupant chacune un côté de la maison qui abritait aussi la mairie. Sur le fronton de la bâtisse conforme aux normes de Jules Ferry, sous le drapeau tricolore, on y pouvait lire dans des cartouches trois inscriptions en relief :
École de garçons. Mairie. École de filles.
Dans ces bâtiments communaux qui répondaient à une architecture adaptée prescrite pour tout le territoire national, la salle de classe des garçons, contiguë à leur cour, était généralement à gauche et celle des filles à droite (allez savoir pourquoi). Au village de S., chacune des cours de l'école, bâtiment qui datait d'avant 1900, était plantée d’un tilleul de belle taille, où on cueillait en saison, avec les élèves, les feuilles à infusion pour les vendre dans le but de financer des activités spéciales : un voyage, du matériel non fourni par l’administration… Les cours de « leçon de choses » se faisaient dans les champs tout proches, les bois, la grande forêt voisine. Élèves et maître partaient quelquefois « en excursion pédagogique » pour la journée, avec casse-croûte tiré des besaces. Les principes de dilatation des corps étaient « vérifiés » chez le charron ou le maréchal-ferrant de la contrée, la botanique se faisait dans les champs ou dans les bois, le fonctionnement des cours d’eau était « vu » depuis les rives des ruisseaux ou de la rivière que bordaient les champs, les haies de peupliers, les bosquets… La salle de classe de M. Régis était occupée par des rangées d’aquariums avec des poissons « locaux » ou des larves de libellules, des têtards, de terrariums habités de lézards, de carabes… Tout ce petit monde de pensionnaires zoologiques était quotidiennement alimenté par des « proies » appropriées capturées ou péchés par les élèves à deux pas de l’école. Quel émerveillement chez les enfants que de voir une grosse larve blanche, grasse, un peu dégoûtante, devenue, après des semaines de léthargie mystérieuse, un magnifique scarabée noir aux brillantes élytres ! La maîtresse était étrangère à ces méthodes de « pédagogie active » mais ne les critiquait pas ; elle demandait régulièrement à son collègue de faire un exposé à ses petites jupes et robes que M. Régis acceptait d’accueillir dans sa classe, où les culottes courtes s’enorgueillissaient d’en savoir plus que les filles ! Certains gamins sollicitaient l’autorisation (le « privilège ») d’expliquer aux filles que la larve de libellule était un redoutable prédateur, « le lion des marais » capable d'engloutir en une bouchée un innocent têtard, ou que le lézard qui perdait sa queue n’en avait cure puisque celle-ci se reconstruisait naturellement ! Les garçons savaient identifier à distance l’orme ou le hêtre et distinguer l’épicéa du sapin… Côté « artistique », M. Régis se singularisait par des cours de dessin à l'extérieur des murs (il aimait dire « extra-muros »), installant ses élèves sur les murettes et bancs du village pour « croquer » une maison, un arbre, un bac à fleurs, ou en pleine nature, au bord d'une prairie pour dessiner un cheval, la vieille chapelle, une grange isolée. Il les conduisait chez le paysan pour y faire des « reportages » sur l’élevage des vaches à lait, la jachère, l’apiculture ; la quasi unanimité des écoliers étaient des « ruraux », fils de paysans, mais la démarche éducative, conduite avec le concours des familles, permettaient de donner un sens à bien des gestes de la campagne que les enfants des fermes accomplissaient parfois eux-mêmes et quotidiennement, mais sans vraiment en connaître l’utilité ou la signification biologique… L'école était dans le pré. Les trois quart de ses élèves exerçaient cependant naturellement, de père en fils (et de mère en fille) le rôle de « vacher » ou de chevrier au sortir de la classe et le dimanche, ou « fermaient » les moutons à la tombée de la nuit. Pour ces enfants, nul besoin de se transporter dans les « exploitations agricoles » pendant ces journées « portes ouvertes » que l'on inventa des décennies plus tard - pour que le petit citadin observât le ruminement des bêtes à cornes ou de la brebis, apprît l'usage du fumier, découvrît l'alimentation « omnivore » des cochons qui, autrefois, se vautraient dans la fange des enclos à ciel ouvert.
Un jour, un inspecteur de l'Académie vint « contrôler » le maître d'école. Fonctionnaire « de la ville », peu ouvert aux idées pédagogiques novatrices, il consigna dans son rapport les « libertés » que l'instituteur de la campagne s'octroyaient dans le cadre de son métier d'enseignant… « Trop de terrain et pas assez de pupitre ! ». L'avis était défavorable et la « note » peu valorisante. Dont acte ! En froid avec la hiérarchie du Ministère, qu'il jugeait sclérosée et étroite d'esprit, M. Régis décida de couper les liens avec la grande administration ; il y était autorisé car il achevait ses dix années de service contractuel qui lui permettaient de rompre avec l'État-employeur. A ce moment, le curé du village, avec lequel il était en bons termes, connaissait l'existence d'un poste en vacance dans une école « libre » de la ville de B. Le jeune instituteur, que son métier habitait à cœur, crut y voire un signe du destin.
Il postula pour la place de maître-surveillant d'internat à l'Ecole Saint-Christophe, tout près du chef-lieu où il avait appris le métier d'instituteur…
Cette opportunité lui paraissait convenir à ses aspirations d'indépendance vis-à-vis du Ministère de l'Education Nationale ; il croyait y trouver un terrain propice à ses idées pédagogiques, une occasion de nouer une relation plus complice avec les élèves. L'internat ? Un petit pensionnat pour garçons en souffrance ou issus de familles désunies ? M. Régis avait toujours été sensible à la détresse des enfants ; il avait connu dans des colonies de vacances des gosses déboussolés, en mal d'affection, plutôt mal traités par certains « monos ». Il se souvenait particulièrement de ce garçon de quatorze ans, prénommé Christian, rebelle et effronté, constamment tancé, parfois vertement et avec d'infâmes injures, par un mono dont on pouvait douter de son amour des enfants - en ce temps-là, être « moniteur » procédait d'une vocation. La tension était si vive entre Christian et le responsable de son équipe, que M. Régis avait proposé au directeur de prendre l'adolescent dans son propre groupe composé de garçons de huit à treize ans - qui l'adoraient. Après trente-six heures d'une pénible « mise à l'épreuve » que lui avait infligé l'adolescent rétif pour « tester » son nouveau maître, il y eut un face-à-face impromptu entre les deux protagonistes ; l'entretien, qui s'invita au repas de midi dans un coin du réfectoire en présence des autres « colons » de son groupe, avait été ponctué d'une scène inouïe : le jeune adulte « craqua » et se mit à pleurer - meurtri par les insolences de l'adolescent hostile. Un petit âgé de dix ans reprocha à Christian son entêtement à provoquer le moniteur. « Il est gentil, Dominique (les enfants appelaient M. Régis par son prénom comme il était d'usage), pourquoi t'es méchant avec lui? » il se passa alors une chose inattendue : le rebelle, qui faisait montre jusque-là d'une cruelle insensibilité, baissa le front et afficha un authentique regret d'avoir ainsi blessé le brave moniteur. M. Régis rendait les larmes mais c'est le petit rebelle qui venait de rendre les armes !
… Dans les heures qui suivirent, le garçon indocile commença à devenir le meilleur ami de Dominique. Etant le plus âgé, il exerça, de facto, le rôle « d'assistant » du moniteur : c'est l'ex-rebelle qui aidait désormais à maintenir la discipline et qui, à son tour, tançait les gamins qui créaient un problème à leur mono ! Christian, adolescent mal aimé, incompris, venait de trouver un jeune adulte qui le respectait, qui savait voir en ce garçon provocateur, mal dans sa peau, un petit être intelligent, capable de sagesse, apte à observer une discipline dès lors qu'elle était justifiée. De surcroît, le moniteur lui confiait des responsabilités ! Les autres monos, d'abord dubitatifs, eurent tôt fait de constater ce changement incroyable dans le comportement de l'insupportable Christian. Dominique Régis avait le don.
Quand le séjour se termina et qu'il fallut se dire adieu, le jeune Christian et le mono s'embrassèrent en pleurant… Une grande perche de quatorze ans qui fond en larmes parce qu'il sait qu'il ne vous reverra plus, cela laisse une empreinte.
A la pension Saint-Christophe, l'instituteur idéaliste trouva une petite « famille » de gamins coupés de leurs racines, qui souffraient d'abandon ; Patrick lui rappelait le Christian de la colonie. M. Régis n'excluait pas le mariage ni ne redoutait de fonder un foyer…, mais tant de couples désunis le prévenaient contre la vie conjugale ! Au demeurant, quand il entra à Saint-Christophe, il était persuadé qu'une mission lui était confiée auprès des enfants perdus sans collier - pour une durée indéterminée. Son métier d'instituteur, il le voyait comme un sacerdoce, l'ayant choisi de préférence à celui de prêtre - auquel il avait songé dès l'âge de douze ans, quand il fut traversé par une fugitive vocation cléricale.
Le fait que l'École libre Saint-Christophe était un petit établissement, avec un personnel uniquement laïque, l'autorisait à penser que l'autonomie éducative et l'ambiance générale s'harmoniseraient avec ses idées de pédagogue non conventionnel… Arrivé avec un enthousiasme angélique, naïf, le nouvel instit' de Saint-Christophe mettait aussitôt les pieds dans le plat de la bêtise humaine - celle des adultes formatés par une culture qui sentait la poussière et le rance.
M. Lepic aurait pu suivre mais son épouse le brisa.
...
« Le livre de la vie est le livre suprême qu'on ne peut ni fermer ni rouvrir à son choix. On voudrait revenir à la page où l'on aime, et la page où l'on meurt est déjà sous nos doigts. »
Alphonse de Lamartine
A suivre ...
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