Enfants de gouttières - Episode 5
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002
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Épisode 5
Le pays des enfants perdus
Après le repas de midi, ce jeudi 3 octobre, nous nous apprêtions à partir « aux Iles » ; c’est ainsi que l’on appelait, dans la ville, les rives sauvages du Rhône, « fleuve dieu » non encore coupé par des barrages. La Marie-Thérèse avait bourré un sac de plage de tranches de pain et de chocolat, tandis que M. Lepic disposait dans un sac à dos de boy-scout des bouteilles d’eau aromatisée à l’Antésite - un concentré à base de réglisse, créé par un apothicaire à Voiron, qui donnait une boisson désaltérante non sucrée et économique. Alors que nous venions de descendre quatre à quatre l’escalier extérieur en faisant vibrer d’enthousiasme les marches de fer, je me rendis compte que le petit François n’était pas des nôtres. Ayant posé la question à M. Lepic, celui-ci me répondit laconiquement : « Mme Lepic l’a privé de sortie, parce qu’il mouille ses draps et a mouillé sa culotte. ». La façon détachée avec laquelle il me fit cette réponse me choqua ; je trouvais trop injuste de priver de promenade un si jeune marmot parce qu’il « faisait au lit » que je m’attendais à ce que mon opinion à ce sujet fût partagée de tous ! Aussi, l’estime que j’avais pour M. Lepic en prit-elle un coup. J’avais connu, par le passé, les pénibles sanctions de la directrice mais jamais je n’avais été privé de ballade ! A la réflexion, je constatais que le directeur, si sympathique fût-il, s’effaçait plutôt devant les méchancetés répétées de sa femme dans le cadre de l’internat. Finalement, je convenais que le directeur était maître « chez lui » pour ce qui était de l’école et de la cour de récréation, mais que le pensionnat échappait à ses compétences ou plutôt à ses attributions !
Heureusement, la directrice ne nous accompagnait jamais dans les sorties.
Sa gentille vieille sœur aînée se joignait quasiment toujours à nous, dans ses robes d’une tristesse (que nous lui pardonnions) à mourir et sous son drôle de chignon de grand-mère de jadis. M. Régis participait évidemment à l’encadrement des gosses.
J’étais déçu et frustré de ne pouvoir faire le chemin aux côtés du petit François ; cela m’aurait permis de parler avec lui et de lui témoigner de l’affection. Je ne savais quasiment rien de ce garçonnet et j’imaginais qu’il avait plein de confidences à me faire... Je dépassai quelques camarades pour me mettre près de Jean-Marie : « Tu l’as échappé belle ! » fis-je. Il pinça sa lèvre inférieure sous ses dents d’en haut pour manifester son adhésion à mon propos. Il ne jubilait pas, retranché dans sa réserve naturelle teintée d’anxiété sous-jacente.
On quittait la rue du pensionnat en passant sous une sorte de voûte qui ouvrait le bas d’un bâtiment de briques rouges. Juste avant ce passage typique, qui me faisait penser à la porte d’une enceinte de ville fortifiée, une marbrerie travaillait à ciel ouvert : une énorme scie fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour trancher de gigantesques blocs de marbre brut. Par bonheur, le bruit de cette scie ne parvenait pas jusqu’à Saint Christophe. Au retour, il était dans notre usage d'y ramasser quelques petits pavés de marbre, des déchets, qui faisaient d'excellents « palets » pour jouer à la marelle. On longeait les quais du Rhône, on traversait une sorte de terrain vague qui précédait, en contrebas de la route, les rives boisées du fleuve. Ce jour-là, première sortie depuis la rentrée, M. Lepic attira notre attention sur la trace brunâtre, séchée, qui tachait le parapet de l’escalier d’accès entre la chaussée et le terrain herbeux situé plus bas. Cette trace ne s’y trouvait pas avant les vacances. « C’est une tache de sang ! » révéla le directeur, en donnant de l’importance à cette information. Il nous raconta, alors que nous étions agglutinés autour de la trace inquiétante, qu’un homme, ici, huit jours auparavant, avait assassiné sa femme... Tout simplement ! A coup de couteau, je crois. Cette vision de parapet qui portait l'empreinte d'une morte m’impressionna vivement et j’en voulus un peu à M. Lepic de nous avoir terrorisés de la sorte avec cette affreuse histoire de crime.
L’image du ciment souillé allait me poursuivre jusqu'à la fin de l'année scolaire.
Notre après-midi dans les « îles » se déroula comme pendant les années précédentes : nous nous rendions d'abord, en courant tant nous étions impatients, sur la plage du Rhône, une bande étroite de sable fin comme de la poudre et de couleur noirâtre peu sympathique. Le fleuve venait y choir par vaguelettes chapeautées de modestes moutons blancs. Quand un cargo filait sur le Rhône, tout au loin, ce sont de vraies vagues qui se mettaient à déferler sur le rivage, trempant nos pieds nus car nous nous déchaussions pour jouer près de l'eau. On ne pouvait pas construire de vrais châteaux de sable, tant le matériau était fin et non malléable; le sable du Rhône nous filait entre les doigts comme du sucre en poudre - la couleur en moins! Mais nous pouvions creuser de petits canaux, en forme de douves, qui très vite se remplissaient par l'eau venu d'en-dessous... Nous aimions aussi faire naviguer des brindilles ou des feuilles ou des bouchons de liège quand M. Lepic avait pensé à s'en bourrer les poches à la pension ! C'est sur ces bords du Rhône que j'ai appris à faire de jolis ricochets sur l'eau - une pratique qui était régulièrement l'objet de concours acharnés. Dans « nos îles », la partie de cache-cache ou la construction d’une cabane on ne peut plus sommaire avec des branchages feuillus avaient aussi nos faveurs.
Mais en ce premier jour de sortie, M. Lepic avait décidé que notre activité serait un « grand jeu » que nous affectionnions : la confection d’arcs et de flèches puis une guerre d'indiens ! Il avait apporté de la ficelle et un canif. M. Régis avait un couteau scout rangé dans son étui de cuir et Patrick un Opinel (au grand dam du directeur qui, en la circonstance, ne fit cas). On cassa des branches judicieusement choisies sur de jeunes arbres, on les « éplucha », on découpa la ficelle, effila des flèches, noua les « cordes » à nos arcs. Étonnamment, ces armes fonctionnaient à merveille ! Après le goûter, M. Lepic forma deux groupes : les indiens Cheyenne et les Sioux. Un peu de désordre présida à l’assemblage des sympathies mais tout cela se faisait gentiment. Je tirai Jean-Marie par la manche pour l’amener à mon groupe. M. Lepic assumait les fonctions du grand chef Cheyenne et M. Régis du grand chef Sioux. Marie-Thérèse, assise sur un lainage posé sur les feuilles d’automne avec un ouvrage de raccommodage (car, en ce temps là, on réparait chaussettes et vêtements), assistait en spectatrice neutre et amusée à la préparation de cette terrible guerre tribale qui allait s’engager. Le directeur se prenait au jeu : il fixait autour de sa tête des feuilles sensées être des plumes. Notre nouveau surveillant d’internat, que l’implication de son supérieur libérait de ses retenues, l’imita aussitôt..., après avoir tomber la cravate (qu'il noua autour du crâne), et défait son col. Chaque tribu devait d'abord « construire » (si l'on peut dire) une sorte de hutte sommaire, question de marquer son territoire. Quelques longues branches dressées autour d'un gros arbre faisaient l'affaire. Durant les affrontements, M. Régis se montra particulièrement « gamin », lançant des cris d’indiens en faisant vibrer sa langue, à la façon des « vrais » sioux. M. Lepic suivit son exemple ! Jamais je n’avais vu notre directeur se lâcher avec autant de spontanée gaieté ! Tout cela augurait de magnifiques sorties futures : le nouvel instituteur allait transcender les récréations de la grande maisonnée. Quel dommage que le petit François manquait ça ! Je me promettais de lui raconter en détail nos aventures « des Iles », plus palpitantes qu’elles ne l’avaient jamais été.
A un moment, alors que je me trouvais isolé avec Jean-Marie et Patrick, je vis celui-ci entailler l’écorce d’un gros arbre avec son canif. Allait-il graver l’initiale d’une « chérie » ? Sa lame creusa le bois et donna naissance, si j’ose dire, à un énorme sexe de garçon, droit sur deux boules. « Vouai ! c’est pas la votre ! » se crut-il obliger de dire. J’échangeai un regard modérément amusé avec Jean-Marie ; cette gravure nous gênait un peu car lui et moi étions très prudes. Subitement, Patrick nous tint des propos impudiques - qu'il est inutile de mentionner ici. J'ignorais encore le sens exact du mot qu'il utilisa, mot que j'entendais, je crois, pour la première fois... Je comprenais que cet adolescent était un « vicieux ». Mais au fond, je me disais que lui, au moins, il avait le courage de ses opinions - en quelque sorte ! Car, à cette époque de mon enfance, les choses du sexe m’intéressaient un peu comme probablement bien d’autres gamins... Mais c’était un sujet tabou à la maison et j’étais d’une pudeur excessive. Il ajouta : « Je vous montrerez comme on fait ». Là, une gêne terrible envahit Jean-Marie et moi-même. « Vous n’aurez qu’à venir dans la remise, pendant une récrée » poursuivit le garçon.
C’est à cet instant que le directeur nous appela.
En fin d’après-midi, nous quittions les Iles fatigués mais extrêmement joyeux, les joues rosées. Je me retournai plusieurs fois pour regarder les semblants de huttes qui allaient passer la nuit toutes seules au milieu des bois, près du gros arbre « au zizi ». Et je ne sais pourquoi - était-ce à cause du « crime des Iles » ? -, je me mis à imaginer un homme pendu à une branche du grand arbre formant une silhouette imprécise dans la pénombre crépusculaire. A l’heure où nous tournions le dos à notre « pays des enfants perdus », la lumière du jour était grise, opaque, les couleurs affadies, les reliefs gommés..., prémices de la nuit. Je frissonnais intérieurement en m’imaginant devoir passer la nuit, seul, au milieu de ce monde végétal soudain rendu au silence et dont les cachettes herbeuses étaient habitées par des bruissements de petits animaux invisibles.
Mon émotion était telle que je refusais de rester en queue de file, la remontant comme si de rien n'était pour ne point me trahir... afin de ne pas être le dernier !
A suivre...
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