Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 21

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

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Le tripot

 



Silence pesant. Les assaillants préparent-ils la grosse artillerie ? Impossible de nous atteindre : notre île ou plutôt notre fortin est inaltérable ! Pierre s’interroge : « Les lucarnes ? Ils peuvent venir par les lucarnes ? » Cette solution paraît improbable : avec quelle échelle suffisamment grande pourrait-on atteindre les combles ? « Et s’ils appellent les pompiers ? » fait un petit. De toute façon, on peut aisément défendre les vasistas après les avoir verrouillés ! Fin de l’assaut : au-dessous de la trappe, le grand couloir a retrouvé son calme ; à peine a-ton entendu les pas des assaillants quittant le seuil de l’escabeau qui conduit au repaire. Que nous préparent-ils ? Pierre-Peter-Pan est optimiste : ils vont réfléchir et accepter le marché « car ils n’ont pas le choix ! » Quelques grands lèvent le poing et serrent les dents : ils sont déterminés à « gagner » cette curieuse bataille. Le chef exprime le sentiment de tous : « La Révolution des enfants… Nous faisons la Révolution des enfants ! » Un « moyen » (CM2) lance le cri d’enthousiasme, de joie, de victoire : « Hip hip hip hourra ! » aussitôt repris par les rebelles. Les petits, à nouveau, se mettent à taper des pieds sur le vieux plancher, me faisant penser à une danse endiablée ou hystérique de quelque peaux-rouges sous l’empire de la drogue… « A la niole ! » proclame Patrick qui, de fait, exerce les fonctions de « second » (ou de lieutenant) du chef élu. Trois gosses se précipitent avec lui à la « resserre » (ou cuisinette), en tire la précieuse bouteille qui devient ainsi le « vase » d’un breuvage sacré à n’absorber qu’à l’occasion des évènements importants. François me regarde et, timidement, me dit : « Et les pâtes de fruits ? Qui en veut ? enchaîne Patrick …Non, pas les morveux ! Réservé aux hommes qui ont du poil au zizi ! – Y’aura pas grand monde ! répond un grand, goguenard. – Pas d’alcool avant quatorze ans ! rappelle justement un petit. – Ben alors, on fait quoi ? rétorque Pierre, amusé. – Ça, c’est la Loi… et la Loi, on lui dit merde ! » tranche le déluré. Peter-Pan promène un regard circulaire sur l’assemblée : « Bon ! Alors, en tant que chef, je déclare que l’âge limite est… (il fait planer un suspens) dix ans ! ». Les petits écarquillent les yeux ; les moyens et moi-même (directement concerné) affichent un large sourire. J’y aurai droit ! Les onze conjurés sont assis en tailleur face à face sur le côté opposé aux matelas, près des lucarnes. Davantage de lumière du jour pénètre dans les combles : la bouteille d’alcool circule de bouche en bouche, chacun buvant au goulot, les petits aussi, qui sont limités à une minuscule lampée ; même Patrick, le dévergondé, a conscience de ne pas alcooliser les plus jeunes au-delà de ce qu’ils peuvent supporter. Je suis attentif à veiller à une stricte sobriété pour mon petit protégé ; François n’aura droit qu’à humecter ses lèvres avec le breuvage magique. De fabrication « maison », la niole ne porte aucune inscription autre que « prunelle – 1955 », manuscrite, sans mention du taux d’alcool. « C’est au moins du cinquante degrés ! opine Patrick. – Soixante! » rectifie un autre grand. Les grimaces sont nombreuses : « Ça brûle ! se plaint un gamin – Faut pas en boire, si t’es une chochotte ! » corrige Patrick. Puis le déluré sort un paquet de Gauloises Troupe quelque peu écrasé dans l’une des poches de sa culotte. Patrick a un briquet à essence ; il s’en amuse en l’enflammant devant le visage des petits. « Moi, je préfère ça ! » avoue François, en exhibant une pâte de fruits. « De toute façon, c’est comme pour la niole : faut avoir du poil au zizi ! » Tous les « certif » se servent dans le paquet de « Caporal ». Un CM2 quitte le groupe pour s’isoler au fond du grenier : hem ? ai-je du poil au zizi ? doit-il se dire en vérifiant… Il reviendra, l’air penaud sans ne rien réclamer – sinon une pâte de fruits. Patrick a remarqué le jeu du gamin : « Tiens, prends en quand même une, ça te fera peut-être pousser les choses ! »

 

 

Le repaire devient une tabagie ; les volutes, bleues comme la fumée d’un feu de bois, sont épaissies par les rayons qui les transpercent, créant une atmosphère à la fois ouatée et un peu étouffante. Je fume aussi, en alternance, tirant des bouffées sur la clope que Pierre me tend. J’aime le goût du tabac brun. Le petit François m’observe, incrédule. Je pense à une sorte de veillée autour d’un feu de camp, d’un feu sans feu. Quelques gamins toussotent, ce qui nous rappelle à nos responsabilités « de grands ». Un seul vasistas était ouvert, Pierre va pousser le châssis de celui du fond ; le courant d’air fait circuler la fumée dans une élégante sarabande. Je me dis que, au fond, la fumée bleue des cigarettes justifie, à elle-seule, le plaisir de fumer. Que dirait la mère Lepic, si elle nous voyait ? Je jubile, comblé du bonheur de ma désobéissance, de mes provocations, de ma révolte ! Je pense à mon père : un fumeur irrécupérable (deux paquets de Gauloises par jour, sans filtre) ; ses ongles et l’extrémité de ses trois doigts en partant du pouce sont jaunâtres et sentent (bon) la nicotine. Son collier (une magnifique barbe bien taillée) embaume le tabac brûlé et j’aime bien - il en mourra d'un infarctus foudroyant à l'âge de 62 ans. Je pense à ma mère : quand mes parents n’étaient pas encore séparés, ma mère tançait fréquemment papa à cause de la fumée de ses Gauloises. « Tu empestes les pièces ! lui disait-elle. On suffoque ! » Mon père s’éloignait alors pour s’isoler sur le palier, terminus d’un étroit escalier raide et aux marches craquantes. Notre logement était sous les combles, généreusement éclairé par des fenêtres à tabatière qui s’ouvraient sur les plafonds inclinés ; un évier en grés avec l’eau courante se trouvait sur le palier : ma mère nous y « douchait » de la tête aux pieds. Le grand seau de toilette était dans une sous-pente étroite et contiguë à la cuisine, elle-même éclairée d’un vasistas plus petit que ceux de l’appartement ; on y entreposait des objets encombrants. Une petite porte vitrée donnait sur ce cagibi ; régulièrement, on y voyait des rats s’y agripper en toute simplicité, qu’une infirmière, venue un jour pour me faire une piqure sur les fesses, avait pris pour des lapins que mes parents auraient élevés ! A cette époque, il n’y avait pas de petits profits.

 

 

Le lecteur comprendra maintenant pourquoi notre repaire des conjurés de Saint-Christophe, réplique joliment améliorée de notre cagibi, me rappelle là où j’ai vécu mes premiers automnes…

 

 

Des garçons se placent devant les vasistas, humant à la fois la fumée des Gauloises et l’air frais du matin. Un grand annonce : « Tiens ? Voilà le père Lucien qui se radine ! » L’homme à tout faire de l’école Saint-Christophe habite en ville ; il arrive en vélo, franchissant le portail sans paraître se douter de ce qui se déroule au pensionnat. « Il vient pour préparer le cinoche ! » commente un garçon. Le souvenir de la séance ratée de la semaine précédente s’invite dans les conversations : « La salope sera contente ; elle nous trouvera pas au cinéma, cette fois-ci ! dit Patrick – C’est nous qui faisons notre cinoche ! » surenchérit un grand. M. Lucien range sa bicyclette au nord de la cour, contre le mur du grand bâtiment, détache des sandows du porte-bagage les boîtes rondes de films, sort une clé, entre par la petite porte que l’on sait donner sur le hall du Familial. « Marcelin, pain et vin » s’affiche dans ma mémoire, avec l’image du petit orphelin qui, découvrant un crucifix gigantesque dans un grenier où il monte en secret, le choisit comme ami et confident… Je ne peux m’empêcher de comparer l’enfant abandonné du roman de José Maria Sanchez-Silva (dont le film est sa propre adaptation) avec les conjurés de Saint-Christophe. Je regarde François, je regarde le petit crucifix que j’ai posé hier au soir, sur une panne de « notre grenier », au-dessus de ma couche. Notre condition en devient transcendée : nous sommes acteurs, personnages romanesques d’un film authentique… Ce rapprochement romantique me stimule ; je n’aurai pas vu « Marcelin pain et vin » mais je le vis – ou presque !

 

 

La petite colonie s’organise, s’adapte ; un paravent est monté pour isoler le coin « cabinet » et les matelas et couvertures sont rangés sur le côté opposé aux lucarnes. Des grands ont apporté des cartes à jouer : belote pour eux et mistigri ou bataille pour les plus jeunes. Des CP et CM sortent leurs osselets ; le repaire des insurgés prend des allures de salle de jeux clandestine, comme dans les tripots d’Al Capone vus au ciné. Des bouteilles de limonade circulent entre les enfants. Des grands fument la cigarette qui passe de bouche en bouche – car il faut rationner les bouffées ! Une merveilleuse entente lie la communauté. Je me sens bien, je suis heureux ; je voudrais que le temps s’arrête... Je pense à M. Régis : sans doute aurait-il sa place parmi nous, lui aussi la cigarette au bec car c’est un fumeur.

 

 

M. Régis…

 

 

Qu’est-il devenu ? Les Lepic cherchent-ils à le joindre ? Je suis optimiste : nous gagnerons ! Nous gagnerons ! Je crois que le fils Béret Rouge cherche à convaincre ses parents – c’est un bon gars, assez ouvert, ami des pensionnaires ; il ne va pas nous lâcher ! La mère Lepic n’osera pas contrarier son fils chéri… Non, elle n’osera pas.

 

 

Et tout rentrera dans l’ordre. Et tout redeviendra comme avant. Et notre cher maître d’internat sera enfin autorisé à animer des veillées sous le ciel étoilé, à nous faire réciter les jolis noms des constellations : Bételgeuse, Cassiopée, La Grande Ours, La Chevelure de Bérénice… Et M. Lepic décrètera que le grenier sera l’observatoire de l’école Saint-Christophe.

 

 

Oui, tout rentrera dans l’ordre. Cette perspective imaginaire me fait sourire ; le petit François s’en aperçoit. « Pourquoi tu souris ? me demande-t-il…  Je pense à M. Régis et à ce qu’on va pouvoir faire ensemble, tous ensemble…  C’est quand qu’il reviendra ? »

 

 

Le début de matinée s’écoule dans la joie. Un enfant voit le chat du père Lucien passer nonchalamment sur la gouttière en contrebas des lucarnes. Un chat noir qui passe… Ce chat si doux qui est à l’origine de la Révolte des enfants ! Je me lève, quittant la partie d’osselets en pensant y revenir, un grand me prend par les hanches pour me soulever face au vasistas (cela me rappelle M. Régis et la terrible nuit). Le félin au poil soyeux me toise, semble me reconnaître, miaule brièvement. Je tente de l’attirer : « Pssst ! Pssst ! » La pente de la toiture est probablement trop inclinée, le chat hésite puis continue sa ronde. Dommage ! « Regardez, les gars ! Des gendarmes ! » Toute la communauté se lève pour se ruer sur les lucarnes. Deux gendarmes ont franchi le portail, traverse la cour en diagonale pour se rendre à l’escalier du balcon. Un réflexe général nous fait nous reculer des tabatières pour nous soustraire à leur vue. Les deux agents de la maréchaussée n’ont pas levé les yeux vers la toiture. « Aïe ! Ça va barder ! » fait un grand. Le petit François vient se coller à moi. « Ils ont donné l’alerte, les sagouins ! suppose Patrick.  Pas de panique ! rétorque Pierre, ils ne peuvent rien contre nous ! On est les maîtres de la situation. – Tu penses ? » s’inquiète un moyen.

 

 

Pierre consulte sa montre : il est dix heures cinquante-cinq ; cela doit faire quelque trente minutes que les gendarmes sont à l’école. Quelques bribes de voix, inaudibles, proviennent du balcon (les marches de tôle de l'escalier se manifestent), puis de la cour ; on tend l’oreille sans se montrer aux tabatières. Les deux militaires regagnent le portail, quittent la vieille usine. Doit-on en être rassurés ? On perçoit quelques mots : « Sale affaire… Le procureur… »

 

 

Midi. Rien à signaler. Quelques pas vont et viennent dans le corridor des dortoirs avec des chuchotements.

 

A suivre…  

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27/09/2019
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