Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 2

 

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

  Tous droits réservés

 

 

 

 

Épisode 2

 

Installation

 

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La lourde porte du vestibule poussée, le décor était avenant, fardé de boiseries lessivées, de tapisseries à larges fleurs, d’une chaise « Louis XV » jamais utilisée, d’une console portant une magnifique lampe, sorte de petite sculpture en régule, alliage d'étain et de plomb aux allures de bronze, représentant une femme jeune et svelte, à demi nue, gracieuse, dont chacun des bras bien galbés maintenait une lampe à abat-jour en verre translucide et en forme de tulipe. La reproduction  d’un dessin en noir et blanc, sous verre, représentant « les noces de Cana », scène biblique d'agapes, prétendait égayer le lieu seulement éclairé par la porte vitrée ornée d’un rideau. Le côté opposé aux dortoirs était réservé à l’appartement de la famille directionnelle et, en ce qui nous concernait, au réfectoire qui en était l'antichambre. Le groupe se laissa avaler dans la tristounette « suite » des pensionnaires... D’emblée, on enfilait le long couloir qui, partant du vestibule, se heurtait, une quinzaine de mètres plus loin, à une dernière porte étroite : celle du cabinet de l’étage. Avant ce cul-de-sac, cinq portes perçaient la cloison de droite, faisant face au mur qui donnait sur la cour, lui-même percé de trois fenêtres « d’usine ». Une peinture verdâtre, presque grise, défraîchie au possible, terne, poussiéreuse, précédait un plafond qui, autrefois, dut être blanc. Les portes étaient peintes en beige. Toutes les peintures étaient vieilles. Le sol, un plancher qui craquait, mettait un peu de chaleur en ces lieux sordides. Mais à cette époque, beaucoup de gens étaient fort mal logés et habitués à cette décrépitude qui, au moment où j’écris ces lignes, rendrait neurasthénique une légion de clowns ! Au demeurant, les baies d’usine éclairaient généreusement le couloir que le jour ensoleillé contribuait à rendre « accueillant ». Ce couloir avec sa « porte du fond » (celle du cabinet), et sa trappe normalement close dont je vais parler plus loin, devant être le décor charnière pour l’affaire qui allait se dérouler à l’honorable École Saint Christophe, le lecteur me pardonnera de m’y être attardé un peu...

 

Étonnamment, dans ce corridor, c’est l’odeur de la cire du parquet qui prenait aux narines. Les quatre premières portes étaient celles des chambres et la cinquième desservait les lavabos et l’unique bac à douche.

 

La grand-mère du petit aux cheveux noirs évoquait à voix basse, à l’attention de la directrice, les améliorations notables de l’énurésie de son petit fils. Mme Lepic se montrait affable avec son interlocutrice, feignant par des paroles doucereuses de ne pas prêter grande importance aux inconvénients d’un pensionnaire mouillant son lit. Étant juste derrière elle, pas un mot de cet échange ne m’échappa. C’est ainsi que j’appris que le petit se prénommait François. Le gamin suivait derrière et écoutait, dubitatif, les propos rassurants de la directrice ; il leva les yeux sur sa grand-mère qui lui rendit son œillade. Je devinai que l’indulgence affichée par Mme Lepic était parvenue à dissiper un peu son angoisse... Je n’en étais que plus alarmé, sachant que le petit François serait, tout comme je l’avais été, le souffre-douleur de la marâtre.

 

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Au fond du couloir, un escabeau aux marches abruptes, provisoirement dressé sous la trappe, conduisait à une bouche béante, noire, lugubre, qui donnait sur les combles. Les portes des chambres étaient numérotées de 1 à 4 avec de gros chiffres romains visiblement peints à main levée. La première était celle du dortoir des six plus âgés, celle de M. Régis suivait. « Ici, les grands ! » fit Mme Lepic, en poussant la porte N°1 ; les adolescents s’entassaient aussitôt dans leur antre, leurs parents demeurant sur le seuil. Un tumulte se mit à emplir la pièce, avec des éclats de voix qui permettaient de deviner que l’accord n’était pas parfait pour le choix des lits ! Les « grands », qui étaient des « certificats d’études » de 12 à 14 ans, partageaient donc une pièce contiguë à la chambre du surveillant ; plus large que les autres, elle était meublée de six lits métalliques avec « barreaux » serrés par trois de part et d’autre et qui se regardaient pied à pied. Comme dans toutes les autres chambres, une large baie vitrée « en carreaux d’usine » occupait toute la partie supérieure du mur du fond. Deux chaises se trouvaient sous cette fenêtre et deux petits meubles permettaient de ranger ses affaires de chaque côté de la porte. La directrice ne fit cas du brouhaha et continuait à avancer dans le couloir. La troisième était attribuée aux deux petits (dont François), séparée d’avec celle de M. Régis de la mince cloison qui compartimentait les dortoirs. Les deux « moyens » (moi avec un Jean-Marie L...) allions occuper la quatrième - où je dormais déjà l’année dernière -, qui précédait le local des lavabos et le cabinet. « Voici la chambre des petits... et voici celle des moyens. ».

 

J’entrai, suivi de mon nouveau compagnon de chambre : un garçon aussi discret que timide, un tantinet potelé, au visage rond et plutôt poupon mais pas très beau. Il était seul - sa mère, ouvrière d’usine, l’avait lâché dès son arrivée dans la cour car il lui fallait se rendre sans tarder à son atelier... Un voisin entrepreneur les avait amenés dans son auto avant de conduire la mère à son usine. Avec difficulté, il avait porté jusque-là une lourde et encombrante valise en carton noir, aussi triste qu’un bagage de croque-mort. Mon grand-père qui, lui, portait ma valise (de couleur marron et en bien meilleure état que celle du nouveau), reconnaissait le dortoir où il m’avait accompagné la rentrée précédente. La pièce comptait deux lits, occupant le côté gauche et le fond, sous la baie en vitres d’usine ; une chaise, un petit meuble à étagères, sans porte, sur le côté libre. Un lourd rideau gris en épais tissu bordait la fenêtre : il était tiré le soir. Murs verdâtres et poussiéreux, comme dans le couloir. Une lucarne vitrée faisait fronton au-dessus de la porte - très pratique pour voir, le soir, si quelqu’un actionnait la lumière du couloir.  Mon grand-père Joseph posa la valise sur ce que j’avais choisi comme devant être mon lit... Pour changer de l’année scolaire précédente, j’abandonnais à Jean-Marie le lit près de la porte. Il ne protesta pas. Sa valise étant trop lourde, il la laissa sur le plancher. La directrice était maintenant à la chambre des « petits ». M. Régis, depuis le seuil de la porte, me dit sans manière : « Tu connais cette chambre, Christophe ! ...Tu aideras Jean-Marie. » Puis il alla rejoindre Mme Lepic et les deux petits... Jean-Marie s’approcha de la baie vitrée, se hissa sur la pointe des pieds pour explorer par delà mon lit ce qu’y se trouvait à l’extérieur. Pour voir dehors, il fallait monter sur le lit. « Vas-y, monte ! » lui dis-je. Le garçon hésita puis grimpa sur mon matelas, lequel était  simplement couvert d’une alaise en caoutchouc, deux couvertures grises étant ramassés, pliées, au pied du lit. Ses gros godillots enfonçaient le sommier qui grinça pour protester. Ce qu’il découvrait depuis le lit n’était pas fait pour lui remonter le moral ! De l’autre côté d’une ruelle qui évoquait un chemin de ronde de prison, s’étalait, sinistre, cynique, le cimetière de la ville. « Un cimetière ! » me contentai-je de dire avec une pointe d’humour. « Tu savais pas que l’école était au bord d’un cimetière ? » J’avais toujours été impressionné par ce voisinage, certes silencieux mais justement trop silencieux ! Surtout la nuit... Combien de fois avais-je regardé avec une crainte sourde cet interminable paysage de tombes blanchies par les clairs de lune... Fouillis de croix de pierre blanche ou de métal noir en ferronnerie tarabiscotée, de monticules funéraires plus ou moins ornés d’étranges et inexplicables monuments. Un mur de galets du Rhône ceinturait la ville des morts - heureusement ! -, mettant une barrière que je jugeais infranchissable entre ses habitants sans âmes et la pension ! Et puis, il y avait la largeur de la rue qui nous en séparait - modeste largeur, il est vrai-, qui était pour moi comme les douves du château fort Saint Christophe, que protégeait, altier, sa cheminée donjon !

 

Jean-Marie fit triste mine. C’est la première expression lisible que je voyais sur son visage si réservé. Je décidais à cet instant de devenir son meilleur ami, de le protéger de l’inconnu qui l’assaillait, de le réconforter des contrariétés que la satanée Lepic ne manquerait pas de lui asséner ! D’ailleurs, il fallait que je le prévienne d’un état de choses qui persistait à l’état endémique à la pension... « Tu fais pipi au lit ? ». Jean-Marie me regarda bizarrement puis il sourit un peu pour me répondre : « Non ! - Tant mieux pour toi ! parce que la Lepic, elle n’aime pas les pisseurs... Je faisais pipi au lit jusqu’au CE2 ; elle m’a torturait ! Mais bon, puisque t’as pas ce problème...»

 

Les grandes personnes qui avaient accompagné les gosses prirent congé de la pension : seuls les deux petits embrassèrent avec effusion leurs protecteurs. François fondit en larmes. Sa mémé fut la dernière partie. M. Régis contrôla sans zèle excessif l’installation des pensionnaires, entoura particulièrement les deux petits en les aidant à ranger leurs effets... Il était prévu que nous viderions les valises après le repas de midi et que celles-ci seraient montés sous les combles aussitôt après.

 

La première journée de rentrée se passa comme tous les 1er octobre des années précédentes... Alignement dans la cour, en rang par deux, campés droit devant la porte de notre classe dès que celle-ci nous avait été indiquée. Les écoliers, dociles bien qu’un peu agités, enrobés d’une odeur de tissu neuf ou fraîchement lavé de blouses et de senteur de cuir de cartables, avaient attendu que M. Lepic eût prononcé leur nom.

 

Je réinvestissais ma salle de classe de l’année précédente ; elle jouxtait celle du directeur à l’est et celle des « petits » à l’ouest. Nous étions donc entre les deux classes : les CP, CE1, CE2 et les classes du « certif ». Cette situation « d’entre deux » me convenait bien : les éclats de voix des élèves et de la maîtresse des petits et ceux du directeur nous prenaient en sandwich et cela donnait à notre salle « médiane » une atmosphère chaleureuse, rassurante, que l’on ne connaissait pas dans les autres classes, contiguës, elles, au grand bâtiment inhabité à l’ouest ou à la salle « obscure » située à l’est sous le préau. Le cimetière, au nord, était heureusement invisible des classes car, au rez-de-chaussée, le mur de ce côté-ci était démuni de fenêtres. La salle de classe était rectangulaire ; les bureaux à deux places s’alignaient avec une allée centrale parallèle à la porte d’entrée, regardant l’ouest et son tableau noir, que devançait une estrade surmontée du bureau du maître. Deux placards dont un vitré contenaient livres et accessoires. L’inévitable mappemonde, blanche de poussière, nous regardait du haut de son placard. Campé sur l’autre placard, un blaireau empaillé, lui aussi habillé d’une vénérable poussière, montrait ses dents menaçantes acérées comme de petits canifs. « Le » gros poêle au ventre rond et gonflé, en fonte sans doute, tout de gris aluminium vêtu, typique des salles de classe de cette époque, entouré de sa grille garde-fou, patientait sur le côté, parce que son heure de ronronner n’était pas encore venue ; mais il se rattraperait, pour sûr !

 

Odeur de vieux bois et d’encre fraîchement « fabriquée » par M. Lepic mais pas encore celle de la craie, à peine sortie du tiroir. Odeur de « renfermé » parce que la pauvre classe avait sommeillé depuis le quatorze juillet sans respirer souvent l’air de la cour ! De belles lettres avaient été tracées à la craie blanche par M. Régis sur le tableau noir, avec des majuscules et des « liées » : « Mardi 1er Octobre 1957 » Au-dessous de la date était inscrite la mention : « Leçon d’histoire ». Ainsi, notre nouveau maître avait décidé de nous adoucir la rentrée en évitant une leçon de grammaire ou une dictée pour nous tester ! Il devait sûrement penser qu’en débutant l’année sur « une histoire », on avalerait plus aisément la première leçon. Chacun s’assit où il voulait ... Quelques légères bousculades ici ou là pour s’accaparer le pupitre de son choix. Comme à mon habitude, je m’installai au milieu de la classe au bord de l’allée centrale. J’avais invité Jean-Marie à se mettre à côté de moi, côté mur, ce qu’il fit avec grand plaisir puisqu'il ne connaissait encore personne. Voisins de « chambrée », voisins de pupitre, nous voilà l’un et l’autre déjà prêts à affronter en se soutenant les contrariétés de nos vies d’écoliers et de pensionnaires !

 

Après le premier repas, dans un réfectoire bondé d’une quarantaine d’enfants car beaucoup d’écoliers restaient à midi, les pensionnaires « à temps complet » étaient réquisitionnés pour faire la chaîne dans les dortoirs afin d’amener les valises jusqu’à l’escabeau de la trappe. M. Lepic, M. Régis et « le Lucien » terminaient la chaîne, les deux derniers allant et venant dans les combles - cet endroit « mystérieux » où je n'avais encore jamais mis les pieds...

 

Les combles allaient être, eux aussi, un lieu important pour nos péripéties futures.
 

A partir de dix-sept heures trente et pour une heure, nous faisions nos devoirs et apprenions nos leçons en salle de classe, durant « l’étude », sous la surveillance et avec l’aide du maître d’internat. Le soir, après le dîner, la « veillée » se déroulait dans le réfectoire transformé en salle de lecture et de jeux de société. Moments bénis - sous la protection du crucifix accroché au mur et au rythme d'un carillon qui sonnait tous les quart d'heures les notes de Big Ben -, où nous pouvions librement prendre des livres dans un meuble qui leur était consacrés avec les boîtes de jeux : petits récits illustrés, bandes dessinées... J’étais gourmand de BD. Je me souviens de ces albums et magazines dont deux pages sur quatre étaient imprimées en encre noire et orange, les autres en quadrichromie. Une histoire a particulièrement marqué mon enfance : c’était les aventures d’un certain Jonas dans le ventre d’un cachalot... Beaucoup plus tard, je sus qu'il s'agissait de la mise en images d'une fable biblique. J’ai encore les images en tête ! Il y avait aussi à notre disposition des magazines comme Michey ou Spirou et Cœurs vaillants. Une ambiance délicieuse et chaude régnait dans la salle pourtant tristement peinte d’un beige sans caractère... En hiver, un vin chaud à la cannelle nous était servi, très sucré, délicieux, inoubliable lui aussi ! Les pensionnaires que nous étions vivaient là, chaque soir avant le coucher, une sorte d’eucharistie profane, consacrée au plaisir de la lecture, aux parties de cartes de mistigri ou de bataille, de « petits chevaux » ou de l'Oie, aux dames et au bavardage. Il y avait aussi des soldats « de plomb » que l'on pouvait libérer de leur boîte à biscuits métallique - un bataillon de chasseurs alpins dont les peintures étaient écaillées aux trois quarts et quelques mousquetaires avec épées ou à cheval. M. Lepic venait nous « voir » de temps en temps, se penchant par dessus notre épaule pour « espionner » ce que nous lisions..., ou aller de ses conseils sur un « coup » aux dames, gentiment, paternellement, lançant les dés du jeu de l’oie, faisant quelque commentaire sans consistance mais empreint de volonté pour nous assurer de sa satisfaction de nous voir heureux. Brave M. Lepic ! Je me souviendrai toujours de sa bonhomie étrangement alliée à sa rigueur de principe, de sa complicité avec les gosses que nous étions quand nous jouions à cache-cache avec lui, le soir dans la cour ou le jeudi au bord du Rhône. Avec son crâne dégarni aux cheveux grisonnants, son visage rond, sa rondeur corporelle, petit de taille, avec de petits yeux intelligents et rieurs, il était grand en générosité d’âme. Jamais de colère, jamais de sadisme !

 

Que de différence d’avec sa terrible épouse aussi détestable que moche ! Comment avait-il pu se lier à une telle sorcière ? Je me pose encore la question. 

 

Sans elle, il n'y aurait pas eu cette histoire...

 

A suivre...

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30/07/2017
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