Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 7

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

  Tous droits réservés

 

 

 

Épisode 7

 

Bébé Lune

 

 Je me rendors puis me réveille soudain. La nuit commence à s'achever et tout est redevenu calme à l’étage. Ce n’est pas encore le vrai jour. J’ai envie d’aller aux toilettes. Pantoufles charolaises enfilées, je quitte la chambre. Une voix nasillarde, à peine perceptible, provient de la chambre de M. Régis. Je comprends instantanément que c’est une radio : le poste à transistors. Que le maître écoute la radio à une heure si matinale m’intrigue (le carillon vient de m’apprendre qu’il est six heures); je détourne les talons pour m’approcher de la porte de sa chambre. Je n’ose pas coller l’oreille au battant mais cela me brûle ! Je perçois des mots coupés par des éléments de phrase indistincts : nouvelle sensationnelle..., les Russes..., spoutnik..., satellite artificiel..., planète Terre...

 

J’imagine que c’est un feuilleton radiophonique de science-fiction.

 

Dans le réfectoire, ce samedi matin 5 octobre 1957, M. Lepic confirme la nouvelle que notre surveillant de dortoir nous a annoncée aux lavabos : les Russes ont envoyé « Spoutnik », le premier satellite artificiel de la planète Terre… Il nous explique que la « chose » est grosse comme un pamplemousse, avec des antennes comme celles qui coiffent les Martiens ! « En l’An 2000, déclare-t-il solennellement et avec enthousiasme, les hommes enverront une fusée sur la lune ! - Comme Tintin ! s’écrie fièrement le petit François. - Comme Tintin ! » reprend avec sourire M. Lepic. A la table, il n’est question que de cela : les Russes, avant les Américains, commencent la conquête de la lune ! C'était l'époque dite de « la Guerre Froide » où les États-Unis et leurs « alliés » s'affrontaient politiquement avec les pays communistes dont l'URSS. « Puis après, ce sera Mars puis encore plus loin ! » prédit le directeur. M. Régis ne dit mot mais son visage est radieux et ses yeux brillent comme les étoiles.

 

La nouvelle avait été bien gardée ! Le monde entier, disait M. Lepic, s’est réveillé à la fois crédule et inquiet : un engin dans l’espace, hors de l’attraction terrestre, fabriqué par l’homme, tournait autour de la terre en envoyant d’étranges « bip-bip » ! Une voie ouverte pour les voyages de l’homme dans les étoiles mais aussi la perspective d’une arme téléguidée par les communistes russes... depuis le ciel !

 

Dans la cour, avant la classe, un important groupe d’enfants s’agglutina autour du directeur et de mon maître. Des propos pleins de fantaisie sortaient de la bouche des gamins. Dans la classe, il n’avait été question que de cela jusqu’à la récréation de dix heures. Tandis que j’étais assis sur l’étroit trottoir de la cour, le petit François à mes côtés, un second camarade de l’autre, j’abandonnai la discussion concernant l’évènement pour satisfaire une curiosité bassement terrestre : « C’est toi qui a crié, cette nuit, dans le dortoir ? - Oui. - Pourquoi ? - J’ai fait un cauchemar... - Oh ? - Ah oui ? fait notre voisin, raconte ! » Prisonnier des serres d’un faucon ou d'un aigle (le petit ne savait pas très bien) l'oiseau de proie prit figure de Mme Lepic ! « J’étais tout nu suspendu  au-dessus de la cheminée... ». Lâché dans le vide, la gueule menaçante de la cheminée d’usine ouverte sous ses pieds, tandis que le pic du paratonnerre le menaçait de l’embrocher, c’est en tombant dans le trou noir que le garçonnet s’était mis à crier... Il s’était retrouvé sur le plancher, pris dans ses draps absolument secs. Comme il profita de ce réveil brutal au milieu de la nuit pour se rendre aux toilettes, le lendemain matin, il n'avait pas mouillé son lit!

 

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- Pas grave ! Ce n'est qu'un rêve ! commenta notre camarade en souriant.

- Tant que tu n'es tombé que sur le plancher ! fis-je en plaisantant.

- J'aime vraiment pas cette directrice ! ponctua le garçonnet.

- Tu n'es pas le seul ! réagit notre camarade.

- Moi, je la déteste ! avouai-je.

 

 

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Je savais qu'un bon chrétien ne devait pas cultiver la haine, mais la conduite de Mme Lepic me révoltait et j'avais la certitude qu'elle ne « l'emporterait pas au paradis » !

 

« Il paraît qu’on peut voir « Bébé Lune » facilement le soir ! » annonça M. Lepic dès après le bénédicité du repas de midi. « Bébé-lune » est la traduction de Spoutnik, dont les russes avaient baptisé leur boule d’aluminium à quatre antennes. Le satellite artificiel, qui avait tout de même 58 centimètres de diamètre et pesait 83,400 kilos (un gros bébé !), mettait quatre-vingt-seize minutes pour boucler un « tour de terre » à la vitesse de 28 000 km à l’heure. Renvoyant la clarté solaire, il brillait la nuit comme une étoile plus lumineuse que les autres, traversant le ciel à une vitesse régulière. Avec un tel évènement, « historique » se plaisait à répéter M Lepic, M. Régis n’aurait aucune difficulté, le soir du lundi suivant, à obtenir l’accord du directeur pour une observation de la voûte nocturne !

 

A dix-sept heures, les onze pensionnaires quittaient le dortoir avec leur petit baluchon hebdomadaire, achevant ainsi leur première semaine d'année scolaire à l'internat de l'école libre de garçons Saint-Christophe.

 

Un évènement marqua le lundi 7 octobre - pas historique celui-là mais important pour la famille Lepic : Jean-Baptiste, le fils, le petit chéri de « la Diro », arriva en début d’après-midi en uniforme et béret rouge. Je le sus quand nous fument sortis pour la récréation de 15h30. Le directeur était resté dans sa classe à bavarder avec son parachutiste de grand garçon. Puis Jean-baptiste sortit dans la cour. Un groupe d’élèves s’agglutinèrent spontanément autour du fameux béret rouge. Certains connaissaient le fils Lepic et d’autres pas. Il me salua ainsi qu’il salua les autres garçons connus de lui... Il était particulièrement lié avec les « anciens », Pierre notamment, auquel il refila d’emblée un paquet de cigarettes entamé, en lui le glissant dans la poche (le père Lepic s’était éloigné pour inviter M. Régis et la maîtresse à faire connaissance avec le grand fils). Patrick, le nouveau, réclama une cigarette à Pierre; il obtint sa « clope », tirée du paquet bleu ciel à casque de soldat gaulois - les « Gauloise Troupes » étaient les cigarettes incluses dans les rations de combat et la solde des conscrits. « Ne la fumez pas dans la cour ! » crut bon de dire le « grand frère ». Le lancement de Spoutnik devint vite l’objet des conversations entre le « para » et les adultes - que la maîtresse avait rejoints. J’entendis parler de « guerre froide », de « course à l’espace », de fusée capable de larguer une bombe atomique sur Washington... Je comprenais qu’on ouvrait un chapitre important de l’histoire du monde.

 

La tenue militaire de Jean-Baptiste, son large ceinturon et le célèbre béret pourpre, avec des insignes et des ornements, ajoutaient un soupçon de gravité et de « crédibilité » à ces paroles quelque peu alarmantes ! Oubliée la "guerre d'Algérie" et place à la "troisième guerre Mondiale" !

 

Le repas du soir était festif. La mère Lepic avait décidé qu’il y aurait un dessert ; on nous servit de la crème Mont Blanc à la vanille avec deux Petits beurre Brun et un verre de sirop de grenadine rouge rubis. Un grand luxe ! Après avoir dîné dans la cuisine, Jean-Baptiste vint nous rejoindre au réfectoire avec son père ; ils s’assirent à la table et le soldat nous raconta ses exploits... A un moment, sa mère fit irruption, simplement pour ajouter : « il a tué son premier fellaga ! » avec une fierté qui me secoua.

 

Durant ce premier jour de la semaine, on avait évidemment parlé de Bébé-Lune, alors que le satellite artificiel allait continuer ses tours de Terre quelque 20 jours encore, jusqu'à épuisement de ses batteries. Tous les journaux du monde relataient la ballade spatiale de ce gros « Pamplemousse » (autre surnom donné à Spoutnik). Dimanche, dans les familles, on avait entendu à la radio ainsi qu'à la télévision les « Bip-Bip » qu'il envoyait aux hommes. Des radioamateurs captaient l'étonnant message, une sorte de « coucou » facétieux qui faisaient des savants russes les premiers conquérants de l'espace.

 

Après la récréation de dix heures, M. Lepic invita tous les élèves à se rassembler dans sa classe : serrés comme des sardines dans une boîte avec des garçons bloqués sur le seuil depuis la cour ou postés dehors contre les fenêtres, nous écoutions le signal électronique que diffusait un poste TSF, descendu pour la circonstance et posé sur le bureau du maître. Nous étions éberlués ! Le directeur jubilait tandis que M. Régis et la maîtresse affichaient un sourire presque enfantin. Je me souviens du petit François, lequel s'était collé à moi près d'une fenêtre, suçant son pouce dans une posture dubitative, le visage éclairé, des étoiles dans les yeux...

 

Le soir après le dîner, munis d’un chandail, nous descendîmes dans la cour pour tenter de surprendre Bébé-Lune. On pouvait voir briller la sphère même en plein jour, assurait M. Lepic. Assis sur le goudron raboté et tiédi de la cour, formant un cercle d’observateurs, nos yeux avides scrutaient le ciel à la recherche du bébé de l’espace. Le ciel était presque noir quand, las d’attendre, quelque peu désabusé, le directeur se redressa brusquement et ordonna que nous fissions de même. L’assaut des cabinets succéda immédiatement à la chasse au Spoutnik.

 

Je remontai les marches de l’escalier de fer avec déception et une drôle d’idée en tête... 

 

« C’est vrai que le Spoutnik envoie des messages ? interrogea un enfant. - Des areu areu, fit un grand. - Oui ! il émet des bip-bip. » répondit le directeur.

 

Couché dans mon lit, le rideau à demi ouvert sur la baie, je ne cessai de regarder le ciel dans l’espoir d’y voir enfin poindre le satellite. Je m’endormis puis me réveillai à je ne sais quelle heure. Calme absolu dans les dortoirs. Soudainement aussi éveillé qu’au milieu de la journée, je décidai de mettre à exécution mon étrange idée qui avait germé en grimpant l’escalier. Il s’agissait de redescendre dans la cour, secrètement, et d’y reprendre la quête de Bébé-Lune...

 

Ce que j'ignorais, c'est que cette folle petite escapade interdite allait engendrer le premier évènement dramatique de la terrible affaire de l'École Saint Christophe.

 

 

 

 

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A suivre...

 

Accès à l'épisode 8  "La lucarne aux étoiles" 

 

 

 

 

 



03/09/2017
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