Enfants de gouttières - Episode 19
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002
© 2011 - Rémi Le Mazilier
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État de siège
Le prologue du voyage pour le petit paradis s'écrivait à l'encre violette et j'ignorais alors que c'était le lever de rideaux, couleur rouge sang, du plus noir épisode de ma jeune existence...
Deux grands, avec Jean-Marie et moi-même, étaient dévolus au transport des éléments de literie, couvertures et draps, traversins… Un garçon suggéra de « monter » des matelas ! Suggestion rejetée d’emblée par le « chef » et raillée par le groupe. L’idée n’était pas sotte mais sa mise en action très risquée. Il fallait déjà faire dans la discrétion et la rapidité, « trimbaler », en plus, des matelas en grimpant l’escabeau, était « quasi-suicidaire » aux dires de Patrick – au demeurant, si l’on pouvait « mystifier » un intrus adulte en invoquant quelque blague ou larcin pour expliquer la ballade de colis issus de la resserre, il eût été difficile de « justifier » l’envol de matelas pour les combles ! Pierre et Patrick se chargeaient de « piquer » les provisions de la réserve, utilisant la grande marmite et le seau comme panier de course et deux autres « certif’ » transporteraient la caisse de limonade. Deux marmots dont François faisaient les guetteurs et un troisième, torche électrique à la main dans les combles, « l’éclairagiste »…
Tout était donc parfaitement réglé pour le démarrage de l’opération. De temps en temps, l’un des petits collait une oreille à la porte N°2, celle derrière laquelle ronflait Jean-Baptiste (et il ronflait bruyamment !). A deux heures du matin, sonnantes (le carillon du réfectoire), les « conjurés de Saint-Christophe » avaient achevé le transfert du matériel du navire échoué jusqu'à l’île déserte. Etonnement, pas un seul pensionnaire ne défaillit faute de sommeil. Les tout petits, comme François, tenaient bien le coup, excités par cette fabuleuse aventure « de pirates » ! Il y eut bien moult bâillements mais sans effets secondaires. La réserve d’eau potable était approvisionnée par « une chaîne humaine » qui passait des brocs d’eau de main en main (ustensiles soustraits à la resserre), les petits se plaisant à les remplir aux robinets des lavabos – avec force éclaboussements volontaires et ludiques ! La porte des lavabos se situait au pied même de l’escabeau. Les petits s'étaient mis à chanter « Au feu, les pompiers, y’a la maison qui brûû-lee ! » – à voix basse, cela s’entend ! L’instant crucial (et « historique ») était venu : assisté de Patrick, le chef Pierre, grand manitou, capitaine des pirates et prince de l’Île des Robinson, abaissa le lourd panneau de bois qui fermait la trappe. Ce geste important fut spontanément applaudi par tous les insurgés – lesquels ne craignaient plus d’alerter les « autorités » dont ils venaient de se défaire. Même que l’un des mioches suggéra, avec une puérile et délicieuse perfidie, de « faire exprès de faire du pétard ! ». Un grand surenchérit : « On fait du bordel pour réveiller la maison ? ».
Le chef s’y opposa.
Il serait toujours temps d’affronter les hordes des adultes et le moment était venu de dormir ! « Car demain sera une dure journée, les enfants, c’est les pirates de Saint-Christophe qui hissent le pavillon de la révolte…, déclama Pierre, avec emphase. – Le pavillon noir ? s’interrogea un petit. – Le pavillon noir ! Celui des combles et de la nuit… A nous les lucarnes, à nous les étoiles, à nous la liberté ! – Et la fraternité ! ajoutai-je. – Et la fraternité ! » confirma le chef. Nouveaux applaudissements. Le petit François, bien en retrait des plus âgés et encadré par ses deux tout jeunes camarades de dortoir, leva le doigt comme en classe... De sa petite voix fluette et alors que la lampe de poche d'un garçon lui brûlait les yeux : « Et à nous Bébé-Lune ! ».
L’installation d’un dortoir spartiate se fit dans une excitation renouvelée qu’attisait la signification de l’aménagement : les insurgés concrétisaient leur projet « chevaleresque » ! Etablir le campement, c’était prendre leur marque, accomplir l’acte déterminant de leur rébellion ; désormais, le dortoir serait « leur » dortoir, avec Dieu mais sans maître. Avec Dieu ? Ma piété viscérale m’avait suggéré d’emporter un crucifix avec nous, que j’avais décroché dans la chambre que je partageais avec Jean-Marie. J’étais si sûr que notre « combat » était juste et je ne doutais pas un instant que nous serions absouts du péché de désobéissance. Je nous imaginais même portant des capes blanches frappées de la croix rouge des templiers ! Patrick se moqua tout d'abord, me traitant de cul-bénit - ce dont je n'avais cure -, puis se « calma », tancé par le Chef, lequel m'admirait de revendiquer ma foi sans craindre les quolibets. Pierre décréta : « Nous sommes maintenant en état de siège ! Nous devons tous jurer fidélité au groupe et de tenir tête jusqu’au bout ! ». Ce jusqu’au bout m’interpellait et visiblement je n’étais pas le seul. Les yeux ronds des Enfants Perdus, un peu sidérés, fixaient Peter Pan, le chef du Pays Imaginaire, tandis qu’un silence de plomb envahit les combles une poignée de secondes. « Je propose que chacun de nous, tour à tour, jure de pas se donner à l’ennemi, de ne pas trahir la cause. – Oui mais…, jusqu’au bout, ça veut dire quoi ? interpella un grand. – Oui, en fait, qu’est-ce qu’on veut, au juste ? ». La question était pressante ; au fond, tous les internes avaient suivi Christophe, adhérer à son projet, dans un spontané élan de révolte contre la marâtre, dont tous savaient qu’elle était à l’origine du renvoi du bon M. Régis. Dans la conception de ma révolte, au départ, je n’avais vu qu’un geste de bravoure et de contestation, une sorte d’alerte ou un « cri de détresse », une « sanction » pour punir la direction et les adultes pour leur rigueur incompréhensible. J'avais bien senti que « la pédagogie » de M. Régis ou plutôt la relation paternelle qu’il avait tentée d’établir avec les gosses, dont je pressentais qu’il s’agissait d’une approche novatrice, révélait chez cet homme un dévouement sans faille pour le bien être des garçons, tous chatons plus ou moins abandonnés, et le désir inné d’apporter une forme de bonheur aux jeunes pensionnaires largués par les familles… J’avais tout de suite subodoré chez ce maître qu’une force admirable l’animait, qu’il se donnait à ce métier comme un séminariste se donne au « sacerdoce ». Je l’avais deviné solitaire (il était célibataire), sensible et émotif, facilement enclin à l’empathie. Dès le premier jour de la rentrée, une aura de générosité et d’amour des enfants l’enrobait en le détachant du reste du personnel. Quand il nous installa dans sa classe, lui-même rangeait ses affaires personnelles avec une sorte de délectation, à la façon d’un individu qui emménage dans une nouvelle chaumière. Sa classe (sa salle de classe) devenait son monde à lui, son jardin, où chacun des enfants-bourgeons allaient croître telle une fleur dont il prendrait soin avec délicatesse. Cette gentillesse naturelle, sincère, nous savons qu’elle n’occultait pas la sévérité de bon aloi, voire peut-être excessive ponctuellement – je n’ai toujours pas compris, aujourd’hui encore, cette punition qu’il m’avait infligée pour avoir chantonné après l’extinction des feux !
Dans la relative précipitation, on avait agencé la « chambrée » de manière on ne peut plus rudimentaire : des cartons avaient été déplacés, des couvertures étalées à même le plancher, poussiéreux comme pas possible, des traversins jetés à la tête « des lits », les draps devant suffire car la nuit était douce et les combles conservaient la chaleur emmagasinée durant la journée. Alors que dix gosses se concertaient brièvement pour occuper telle ou telle place, je faisais quelques pas jusqu’au fond du grenier, comme invité par quelque intuition bienveillante, insatisfait de l’inconfort de notre literie et un peu gêné d’imposer ces conditions à mes complices, surtout aux petits… Avec ma lampe électrique, je me glissai entre des cartons apportés l’avant-veille, négligemment empilés les uns sur les autres, remplis de livres ou d’objets hétéroclites et remarquai sur le mur du fond une massive forme parallélépipédique que voilait une couverture mitée. La surface en faisait deviner la nature : un empilement de vieux matelas ! Je poussai un cri qui surprit toute « la maisonnée ». Patrick dirigeait sur moi le faisceau d’une torche qui m'aveugla et je supposai que tous les regards m’interrogeaient. « T’as découvert un mort ? lança le « certif' », sur ce ton vulgaire dont il était friand. – Des matelas ! » m’exclamai-je. Quelques garçons vinrent me rejoindre promptement et nous redonnâmes du service aux antiques matelas peu reluisants ! Il y en avait quatre d’une place, tachés, déchirés, partiellement éventrés mais que nous importait ! La pénombre nous épargnait d’en voir la véritable couleur (d’anciens matelas de pisseurs ?) et le temps avait lavé les odeurs. Avec deux dormeurs par matelas (en se serrant), restaient trois garçons à « caser ». Trois grands se sacrifièrent dont Patrick et Pierre, qui accumulèrent les couvertures pour assouplir le sol. Les nécessités naturelles avaient été satisfaites dans le cabinet du couloir (le fameux cabinet à la lucarne aux étoiles) juste avant la fermeture du « couvercle ».
« Bonne nuit, les gosses ! » fit Peter-Pan. Puis les lampes à pile s'éteignirent. Les lucarnes creusaient le côté sud, face à l'alignement des « paillasses », chacune découpant en carré un bout de ciel étoilé.
...
Je n’ai de cesse de fixer le cadran du carillon (je ne sais plus qu’elle heure il affiche). C’est Patrick qui l’éclaire avec un boîtier Wonder. J’entends une porte s’ouvrir dans l’appartement des Lepic, probablement la chambre. « Faut y aller ! » fait Patrick. Nous courons tous les deux hors du réfectoire, traversons le vestibule et nous précipitons sur l’escabeau. François arrive derrière (j’ignorais qu’il est avec nous). Nous voici en haut de la trappe, Pierre fait tomber le battant ; curieusement, aucun bruit n’accompagne le claquement du lourd panneau fixé sur deux grosses charnières – comme dans un rêve muet. Et les gamins ? Où sont les gamins ? Les matelas sont vides, personne n’est couché sur les couvertures à même le sol. « Ils sont où ? dis-je. – Ils font une partie de cache-cache avec M. Régis ! » tente le petit François. Je lui rappelle que notre bon maître n’est plus à St-Christophe, « à cause de la mégère », ajouté-je. Le carillon sonne, combien de coups? Je ne les compte pas. Tiens ? le jour est là – enfin, presque. Une lumière laiteuse pénètre par les deux vasistas et dilue l’obscurité des combles. Ai-je mal vue ? Tous « les lits » sont occupés par des dormeurs ! Et pourtant, il y a à peine un court instant… ?
Je ne cherche pas à comprendre : tout ce qui se déroule participe de l’extraordinaire, de l’irréel, semble onirique. « Je vais fumer un clope ! » annonce Patrick. – Tu crois pas que le feu… ? – T’inquiète, je vais faire ça dehors ! ». Sur le coup, j’essaie de traduire (dans ma tête) : « dehors », c’est-à-dire sur les toits ? Patrick, le déluré, l’effronté, le grossier personnage qui grave des zizis sur les écorces n'a peur de rien, se glisse dans l’une des lucarnes – celle-là même où j’avais été surpris, avec M. Régis, par la diabolique Mme Lepic. J’ai peur pour Patrick. Ses jambes sont happées par la fenêtre à tabatière, son corps m’est soustrait, entièrement. J’entends des tuiles bouger, avec ce son caractéristique de terre cuite des tuiles rondes que l’on tripote sur un toit – un souvenir de mes sorties via la « lucarne aux étoiles ». Je crains pour lui : la glissade, l’accident, une chute terrible… Je passe la tête sous la tabatière grande ouverte (car il fait chaud sous les combles et l’air y est confiné). Patrick est adossé aux tuiles, épousant la pente, les pieds sur le chéneau, fumant « son clope » en toute sérénité. J’ai envie de m’aérer, de dominer l’espace, la cour qui s’étale sous ses pieds nus. Je le rejoins ; Il me regarde. « Assieds-toi là ! ». Il me tend une cigarette à moitié extraite du paquet que lui a donné Jean-Baptiste (les fameuses Gauloises de troupe). Je m’installe, sans me poser de questions… Patrick actionne un vieux briquet à essence, enflamme l’extrémité de ma Gauloise. Je me dis qu’il est vraiment « gonflé » de faire fumer un gosse de dix ans ! Le tabac ne me fait rien, ni ne m’enivre. Je suis content d’être ici, sur le toit, entre deux gouttières, comme le chat du père Lucien – tant détesté par l’ogresse ! Dommage, il fait déjà trop jour et il n’y a pas d’étoiles, même pas de lune. La grande cheminée d'usine pointe son nez lointain dans un ciel inaccessible. Elle me donne un peu le vertige.
Je suis aux anges, trop heureux d’être « au sommet » du monde…, du monde des adultes, ce « pays » désormais étranger situé tout-en-bas, dans cette cour d’asphalte, avec ces salles de classe plutôt tristes. Oui, je me dis que j’ai rudement eu raison de faire « notre » révolution !
Une idée saugrenue vient habiter mon cerveau : et si je me lançais dans le vide, comme un oiseau ? Il me souvient de mon rêve que je vous ai raconté, le « dortoir des combles » (déjà !), mon saut depuis la ligne faîtière… Oui, il s’est bien agi d’un songe prémonitoire ! Cela m’excite… Quelle fabuleuse aventure suis-je en train de vivre ! Je me redresse, Patrick en est surpris, je tire une dernière bouffée de Gauloise puis jette la cigarette dans le chéneau ; j’annonce, d'une voix bizarrement ouatée : « Chiche ? Je me jette dans le vide et je vole en battant des bras ? ». Patrick est incrédule : « Je n’irai pas te ramasser à la petite cuillère, le môme ! ». Je me doutais de cette réponse. Visiblement, il ne me croit pas « cap' » .
« T’auras pas à me ramasser, mon vieux ! je vais battre des bras et des jambes et j’atterrirai entier là (je pointe un index) entre les deux tilleuls ! » Patrick commence à y croire... « Arrête tes conneries, gamin ! ». Son injonction ne m’atteint pas. J’inspire un bon coup et je décolle…
A suivre…
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