Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 13

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

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Le Grand Chien

 

 

 

Une petite brise me fouette le visage par à-coups et j’entends geindre un chapeau de cheminée. En estimant le temps écoulé depuis les douze coups de Big-Ben, je pense être à l’heure de ma « première rencontre » avec Spoutnik... J’écarquille les yeux. Deux chauves-souris frôlent les vitres de la tabatière – à moins que ce ne soit là-même allant et venant dans sa chasse d’insectes volants ou qui se plait à me narguer ! Quelques éclats de voix me parviennent du réfectoire – c’est la « queue de comète » bavarde de la fête au béret rouge. Tant mieux, me dis-je, « la diro » ne viendra pas m’embêter ! Pour mieux élargir mon champ de vision, je veux m’approcher du vasistas ; il me faut monter sur quelque chose et la grosse boîte en carton qui se trouve près de moi fera l’affaire. Je l’ouvre pour en connaître le contenu car il ne faut pas qu’elle s’écrase sous mon poids. Il s’y trouve de vieux livres reliés d’un autre âge. Haut de quelque quarante centimètres, ce marchepied me convient mais je ne le porte pas – trop lourd ! Le plus discrètement possible, je le fais glisser vers la lucarne, envisageant de passer la tête à l’extérieur. Malgré mes précautions, le frottement de la caisse sur le vieux plancher provoque un bruit effrayant ! Je me rassure : le tumulte persistant de la « fête des Lepic » va couvrir ce « vacarme » inopportun...

 

Je passe la tête à travers la lucarne, hume avec un vif plaisir cet air frais qui s’oppose à l’atmosphère poussiéreuse et tiède du grenier. La pleine lune inonde les toitures de la rue au-dessus du mur de l’école, jette ses éclats blafards sur les tuiles de la remise et de l’alignement des toilettes, sur la couverture du préau, blanchit l’asphalte de la cour où stationnent deux voitures qui paraissent grises. En me tordant le cou, je retrouve bien vite la Voie Lactée, toujours aussi fasciné par ce long et large fleuve figé, identifie « l’éblouissante » Capella qui s’y baigne non loin de Castor et Pollux, les inséparables jumeaux qui y trempent leurs pieds. Je suis heureux de commencer à me familiariser avec les constellations ! Une lumière surgit de la porte du vestibule, éclaire le palier en tôle qui précède l’escalier et des voix sont projetées sur la cour. Les derniers invités de la famille Lepic prennent congé, descendent les marches métalliques dont les vibrations sonores sont amplifiées par la nuit. Je reconnais (identifiable entre mille) la voix grave et aigre de Mme Lepic – je constate que même avec ses proches et sa famille, cette femme ne se défait point de son aura désagréable ! A distance, sa présence m’indispose ; je la hais ! La lune éclaire le pan de toit latéralement ; je pourrais être vu, je recule et me place dans l’ombre de la sous-pente. J’imagine la catastrophe, le cauchemar..., ce que serait ma situation si « la directrice » me surprenait sous les combles, à plus d'une heure du matin ! Mes pieds en raclent le couvercle du carton : c’est nerveux ! En m’enfonçant en l’intérieur, je ne vois plus ce qui se passe dans la cour mais j’entends ; j’entends des portières s’ouvrirent, se fermer, ça claque et ça reclaque... Des mots bienveillants lancés ici et là, deux moteurs qui se mettent en route. Les véhicules quittent la cour, je devine qu’ils franchissent le portail sous le grand panneau de tôle qui le chapeaute avec ces mots « Ecole libre de garçons Saint-Christophe » . Les vantaux de tôle sont poussés – par M. Lepic ou Jean-Baptiste sans doute ; la voix de « la directrice » semble être au milieu de la cour.

 

Puis comme un silence ; les invités sont partis, les bruits des moteurs s’éloignent et se fondent dans la petite ville endormie. La fête est finie.

 

« A cette heure, les petits garçons dorment sagement, Christophe ! ».

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Le buste du maître d’internat dépasse de la trappe, à contre-jour, auréolée de la lumière jaunâtre du couloir. M. Régis est juché à mi-hauteur de l’escabeau. Je ne l’ai pas entendu écraser les marches, ma vigilance étant pour le dehors... Le clair de lune qui m’en mettait plein les yeux ne m’a pas permis de discerner la lumière électrique des ampoules du corridor des dortoirs qui s’invite discrètement dans les combles. Penaud, je considère mon maître sans pouvoir prononcer le moindre mot. M. Régis s’extrait de la trappe et vient vers moi, les semelles de ses pantoufles couinent sur le plancher. Il est en pyjama revêtu d’une robe de chambre non fermée. Son visage est éclairé par la faible clarté lunaire qui a investi les lieux ; son regard, fixe, à la fois sévère et ennuyé, m’atteint comme deux éclairs foudroyants. Comment va-t-il réagir ? N’a-t-il pas lui-même, en fin de journée, évoqué l’intérêt de cet « observatoire » ? Ai-je eu tort de prendre cette œillade verbale pour une sorte d’absolution anticipée de ma possible folie nocturne ? Me suis-je trompé sur la complicité « de fait » du surveillant de dortoirs ? Je redoute un geste violent, une gifle peut-être, car la colère engendre des réactions incontrôlées. A présent, il est campé près de mon marchepied, immobile, à portée de mains, à portée de gifles... « Descends ! » m’enjoint-il. Je m’exécute, la peur au ventre – non point la crainte d’une claque (au demeurant méritée) mais celle de perdre un « ami ». M. Régis a été, depuis le premier jour de la rentrée, la seule grande personne à qui s’en remettre, à qui se confier, avec qui parler presque comme on parle à un camarade de mon âge. Il était l’aubaine inespérée, une sorte de protecteur, à la fois maître et père, bienveillant et compréhensif, l’antithèse de l’épouse du directeur et le complément de M. Lepic pour le registre affectif. Une pensée fulgurante me fait souffrir : mon escapade de cette nuit va-t-elle briser cette merveilleuse entente dont toute la collectivité des pensionnaires a profitée ? Le maître d’internat ouvre à nouveau la bouche et d’un ton à la fois calme et sincère :

 

« Alors ? Tu as vu le bébé ? ».

 

Il ponctue d’un sourire. Sa moustache est joyeuse et moi aussi ! Ma torpeur a laissé place à un entrain aussi lumineux que Capella ; cet instant me semble merveilleux. J’ai osé l’aventure (monter en secret dans les combles d’un internat est une sacrée aventure, que diable !), je vis un moment peu banal pour un pensionnaire, « braver l’interdit », poursuivre la quête du Spoutnik par tous les moyens – mes incursions nocturnes ne sont-elles pas une transgression risquée du règlement de la Maison ? J’ai déjà vu un spectacle magnifique : le théâtre grandiose des constellations et la « vedette du jour » ou plutôt de la nuit, le désormais célèbre Bébé-Lune ! Mon tabouret est peu commode pour deux personnes et nos deux têtes ne passeront  pas ensemble le vasistas. M. Régis veut aller à l'autre lucarne, située à quatre mètres ; pour l'atteindre, il faut aménager un passage et mon maître s'y emploie en poussant un encombrant « coffre de pirate ». Il le fait avec moins de précautions que moi - ce qui me surprend ; en fait, je le sens impatient (comme un enfant) de profiter de son propre « télescope ». Le raclement du coffre doit être audible jusque dans les chambrées - je m'inquiète. Sans marchepied, M. Régis commence à scruter la portion de ciel qu'encadre la lucarne. Les vitres des châssis sont si sales que seuls quelques étoiles parviennent à les transpercer mais le couvercle des tabatières, ouverts au maximum, libère suffisamment d'espace pour des observations directes. En inclinant le cou et par quelques contorsions, l'instituteur a placé la tête à l'extérieur je me dis, amusé, qu'il est heureux que la tabatière ne soit pas une guillotine !

 

Depuis son observatoire, M. Régis simule de trépigner : « Bébé-Lune, m’entends-tu ? Bébé-Lune, où es-tu ? Bébé-Lune, que fais-tu ? ...J'enfile mes bottes ! ». Je reconnais là le surveillant d'internat du « paradis des Enfants perdus  », avec sa propension à jouer comme un enfant, à oser mettre à nu son âme enfantine. Il me souvient de ses cris d'indiens dans notre grand jeu aux Iles, de son implication quasi enfantine à la fameuse bataille entre tribus ennemies...

 

« La Voie Lactée..., et là..., comme on voit bien Capella ! J'ai même reconnu les Jumeaux, dis-je, avec fierté Ah..., oui ! Ils sont bien-là ! ...C'est biennn, Christophe ! ». M. Régis ne me parle pas comme un maître parle à son élève mais comme un compagnon d’observation astronomique, presque « à égalité », se faisant tout autant spectateur contemplatif que  le gosse de dix ans que je suis. Cette complicité me touche et j'en suis flatté. « Bételgeuse..., Sirius et le Grand Chien... Le grand Chien ? ». Sirius, je l'ai vue : impossible de l'ignorer quand on regarde vers le sud, c'est l'étoile la plus brillante après le Soleil, mais « Le Grand Chien », connais pas ! « C'est quoi, Le Grand Chien ? demandé-je. Sirius est son collier...  ». Je tente de reconstituer le corps du chien, en vain.  « Viens, approche... », fait mon professeur d'astronomie. Je saute de mon tabouret de vieux livres, oubliant de taire l'impact de mes pieds sur le plancher, et vais me poster près du maître. Il me prend sous les aisselles, me soulève vers la tabatière...

 

« Que faites-vous ici ? ». L'interpellation est cinglante, abrupte, assassine. Je suis liquéfié.

 

Mme Lepic nous toise depuis la trappe.

 

 

A suivre...

sur ce lien : Monsieur Régis

 

 

 

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03/03/2019
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