Enfants de gouttières - Episode 17
Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002
© 2011 - Rémi Le Mazilier
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Christophe, ce héros !
La femme resta médusée. Son regard fixe dirigé sur moi était celui d’une personne si surprise par un fait inattendu qu’elle en demeure interdite. Je ne voyais plus de la haine dans ses prunelles mais une forme de terreur irrépressible. La mère Lepic avait-elle senti à cet instant-là le souffle du boulet de l’artillerie ? Toute la classe fut saisie de stupéfaction. Tous les regards des garçons convergeaient vers le « rebelle » Christophe, et l’on subodorait quelque évènement peu orthodoxe ! « Mais… ? Tu… ? ». La Lepic y perdait son latin, désemparée, presque liquéfiée ; quelle belle revanche que je prenais là ! C’était la contrepartie de la nuit sous les combles, où l’apparition de la « directrice » surgie de la trappe sans prévenir m’avait tétanisé. Quelques bruissements de blouses, de frottements de fessiers qui se mouvaient sur les bancs mais pas un mot, pas le moindre murmure… Je pivotai brièvement la tête vers Jean-Marie, incrédule à mes côtés, qui posait son regard amical, presque affectueux, sur son récalcitrant camarade de pupitre et de chambrée ; je perçus dans ses yeux marron une étincelle d’admiration ! Sans attendre un quelconque « ordre » de la mégère, je me levai, quittai le pupitre, gagnai le fond de l’allée centrale pour contourner les bureaux et franchir la porte qui donnait sur la cour ; je l’ouvris sans la refermer. Je me mis à courir comme un fou en traversant la cour dans sa largeur pour me réfugier dans la « remise ». Dès que je sentis l’air humide et l’odeur de poussière et de moisi dans ce local toujours frais, j’eus l’impression d’atterrir sur une autre planète. Toute l’oppression de la classe « annexée » par la Lepic avait disparu et une sensation de « liberté » montait en moi ; il venait d’y avoir « rupture ». Je n’avais pas « craqué », j’avais « réagi » ! Ma conviction était que je venais d’amorcer un processus inéluctable mais salvateur…
Je pensai soudain à M. Régis, me disant qu’il serait probablement fier de moi ! Il me tardait de le revoir, de lui raconter mon coup d’éclat, mon acte chevaleresque, car j’avais la certitude angélique que nous nous retrouverions, ici ou ailleurs. Oui, me disais-je, il serait réintégré, « réhabilité » grâce à la bienveillante décision du directeur ; d’ailleurs, la visible sérénité de ce dernier pendant la récrée n’augurait-elle point une accalmie qui engendrerait un revirement de situation ? M. Lepic, imaginais-je, était en train de mûrir une décision fracassante, qui anéantirait son infâme épouse et ravirait tous les gosses de l’école !
Comme je me trompais ! Ce surcroît irrationnel d’optimisme n’allait pas correspondre avec une réalité plus tragique encore que je ne l’eusse imaginée à mes pires moments de désespoir.
Je me tassai au fin fond de la remise, sur un sol mou fait de fine terre et de poussières grises, puant la vieille urine et le rat crevé. Des planches vermoulues dressées pêle-mêle contre le mur en galets du Rhône tapissé de toiles d'araignées blanchâtres, des caisses vides éventrées, deux vieux pupitres cassés rangés l’un sur l’autre, une lessiveuse rouillée, de la ferraille, ce capharnaüm pétrifié dans le temps, non daté, me faisait figure d’île déserte hostile, lieu de refuge temporaire pour mutin pourchassé. Je pleurai puis cherchai un réconfort par la prière, m’adressant à Saint-Christophe, « patron » de l’école, protecteur des voyageurs, cet homme qui fit, dit-on, traverser une rivière à l’enfant Jésus en le portant sur ses épaules. Moi aussi j’avais besoin de traverser une rivière : le torrent tumultueux qui me séparait d’un monde perdu que j’avais à peine entrevu depuis le jour de la rentrée - un univers poétique, à la fois ludique et studieux, où le maître jouait à saute-moutons après être descendu de sa chaire, où la lecture du ciel étoilé et le comptage des constellations complétaient les leçons de français et d’arithmétique…
Une école du paradis des enfants!
Combien dura ma prostration ? Je ne saurais le dire. Qu’espérais-je ? J’envisageais l’apparition du directeur dans le cadre de la grande porte sans battants mais pas celle de Mme Lepic ; pour moi, la « diro » s’était totalement disqualifiée pour me tancer ou même simplement me « commander » … Mon coup de colère en classe avait établi une ligne de démarcation à ne plus franchir : je récusais définitivement l’autorité de la salle femme en dehors du seul cadre de l’internat. Elle n’était ni ma maîtresse ni la directrice. Ma révolte de tout à l’heure lui avait ôté, croyais-je, toute velléité à mon encontre – je l’avais désarmée !
Une silhouette de petite taille se découpa sur le jour entre les deux piliers du bâtiment : le garçon en blouse noire avec un visage que je devinais poupon ne pouvait être que mon cher Jean-Marie. Pour sûr, la Lepic « me l’avait envoyé » pour me quérir, se servant du gamin comme d’un médiateur apte à négocier une trêve… Cette visite inespérée me fit chaud au cœur ; seul mon compagnon de chambre était à même de me calmer, de me réconforter, de me stimuler. « Mme Lepic voudrait que tu reviennes… Elle a dit qu’elle ne te gronderait pas… ».
Ma victoire était donc totale !
Je rentrai dans la salle de classe à la suite de Jean-Marie alors qu’il ne restait plus qu’une dizaine de minutes de cours. Mme Lepic ni ne me parla ni ne fit allusion à mon esclandre ; un murmure collectif emplissait la classe, dont je devinais bien que j’en étais la cause. « Pour vendredi, vous apprendrez ‘le Chêne et le roseau’ jusqu’à… (Mme Lepic fit glisser son index sur la page du livre), jusqu’à… ‘sur les humides bords des royaumes du vent.’ » Le Chêne et le roseau... Là coïncidence me troubla : à la fameuse « veille » que m'avait imposée le maître d'internat, le soir où j'avais poussé la chansonnette, n'avais-je point été contraint d'apprendre ‘le Chêne et le roseau’, consigné dans la chambre de M. Régis ? Ce ne pouvait être une subtilité perfide de Mme Lepic - elle n'avait tout de même pas été « en planque » derrière la porte ?
« Rangez vos affaires ! ». Brouhaha habituel de fin de journée, manuels de textes fermés puis glissés avec cahiers et plumiers sous le rabat des pupitres ou dans les cartables, des crayons qui tombent sur le sol, quelques bruits de chamailleries… Le livre que j’avais jeté était posé sur mon bureau quand je regagnai ma place, un coin de son épaisse couverture déformé par la chute ; Mme Lepic avait demandé à Jean-Marie de le ramasser. Je le rangeais avec les autres objets scolaires sous le couvercle du pupitre, le regardant fièrement, ravigoté par le souvenir de mon geste rageur ; « quel panache ! » pensai-je. Les blouses rendues aux porte-manteaux, toute la marmaille s’égaya joyeusement dans la grande cour. Le flot tumultueux des « externes » se pressait vers le portail de Saint-Christophe dont M. Lepic avait ouvert un battant (le bruit des gonds me rappela fugitivement le départ en catimini de notre bon maître). Nous avions « droit » à trente minutes de récrée avant l’étude. Chose rare, la sœur de Mme Lepic, la brave Marie-Thérèse, descendit dans la cour pour nous apporter dans un panier d'osier tranches de pain et barres de chocolat noir. Ordinairement, les pensionnaires grimpaient à l’étage et, après un passage aux lavabos, prenaient leur goûter dans le réfectoire avec un verre de lait-grenadine-ou-menthe. Dans la cour, le lavage des mains ne fut point exigé et c’était avec des doigts sales, poussiéreux et tachés d’encre violette que nous mordions le pain ; quelques gamins plus sensibles à l’hygiène s’en allaient courir au robinet qui se dressait sur le trottoir telle une borne d’incendie filiforme. Le problème était que nous ne disposions d’aucune serviette pour nous sécher ; les gosses s’essuyaient tant bien que mal sur leurs culottes voire leurs chemises – et j’avais horreur de ça. La poignée d'externes qui restaient à l’étude sortaient de leur cartable un sachet en papier brun ou en cellophane d’où ils tiraient un croûton de pain ou des biscuits, des portions de « Vache Qui Rit » ou des carrés de chocolat ou des pâtes de fruits en barres. Quant à la boisson, ce serait du « Château la Pompe », comme se plaisait à dire M. Lepic en nommant l'eau du robinet.
Une atmosphère détendue, presque ouatée, planait sur la cour du fait qu'il n'y avait pas classe le lendemain. J'en appréciais, moi aussi, les effets salutaires. J'avais l'impression que les sons, le martèlement des pieds qui courent, les voix et les cris, tout se répercutait différemment contre les murs de briques rouges ; le tumulte n'y était plus agressif. En revenant du portail après le départ des externes, le directeur ne me fit aucune réflexion, me croisa en souriant d’un air paternel - décidément, j’étais le grand vainqueur de la journée ! Le grand héros aussi, car les autres pensionnaires et les externes gardés en étude, vite mis au courant de mon coup d'éclat, allaient tous venir me congratuler, m’interroger, me taper sur l’épaule en formulant des appréciations admiratives…
J’étais presque aux anges !
J’avais espéré fortement que ce ne fût pas Mme Lepic qui assurerait l’étude et ce fut le directeur qui s'en chargea. Il affichait sa « version » bonhomme des mercredis soir, prémices de la pause hebdomadaire. S'il était d’usage à Saint-Christophe de ne point donner de « devoirs » pour le lendemain du jour de repos, en revanche, c’était le créneau réservé aux récitations. A l'étude, chacun des écoliers remuait les lèvres en mémorisant la « récite » du vendredi. Pour ma part, il ne m’était pas difficile de retenir « Le Chêne » pour les raisons que vous savez. J’eus donc tout loisir de dessiner sur le cahier de brouillon pour me livrer sans retenue à mon imaginaire pictural ; depuis Spoutnik, ma marotte était l’espace. Je traçais un quart d’arc de cercle sur le côté gauche en bas du feuillet, puis en faisait partir une ligne légèrement arrondie qui poussait hors de l’extraction terrestre une fusée porteuse. Dans mon ciel couleur de mauvais papier, habité par quelques étoiles à cinq branches façon étoile de David, un rond minuscule greffé de quatre antennes faisait « bip-bip » ! A côté de moi, Jean-Marie se plaisait à me « copier » mais dramatisait ses œuvres en faisant « exploser » ses fusées… Nous avions tous les deux un petit jeu qui consistait à ce que l’un ou l’autre (après un compte à rebours) élevât un porte-plume puis, quand la « fusée » était sur la bonne trajectoire, un satellite (une petite agate) s’en détachait pour effectuer des circonvolutions, « tourner » autour de « la lune » (en l’occurrence le crâne de l’autre) et s’écraser sur quelque obstacle galactique indéterminé (toujours sur les cuisses de l'autre) – fin de la mission ! Il arrivait (mais il ne faut le dire à personne) que le satellite chutait non inopinément dans l'entre-jambes du camarade, fugitive fantaisie qui nous faisait sourire.
Ce mercredi 9 octobre, de conquête spatiale il ne fut point question : mon imagination vagabondait dans un tout autre espace ; je dessinais les combles… vues en coupe. Tout y était : la trappe (maudite !), les deux lucarnes, le bric-à-brac… Je faisais figurer deux silhouettes, un adulte et un enfant vus de dos, campés devant une tabatière. Par je ne sais quel sortilège démoniaque, ma main griffait la feuille à carreaux sans que je la dirigeasse ! C’était tout au moins ce dont je me persuadais. Et savez-vous ce que je représentais ? Des lits ! J’alignais une demi-douzaine de lits étroits, transformant le grenier en dortoir. « Tu fais quoi ? s’étonnait Jean-Marie. – Devine ! lui répondis-je. – Des lits ? – Notre dortoir ! Ce sera notre dortoir ! ». Mon compagnon de chambrée me regarda avec des yeux ronds, presque exorbités, son menton tombant de sa bouche. « On va aller camper là-haut ! lui dis-je machinalement, comme si quelque démon prenait ma voix. – C’est vrai ? Quand ? ». L’étonnement de mon ami était très drôle et je me piquai au jeu…
« Cette nuit ! ».
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