Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 18

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2002

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

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Les Robinson des combles



 

M. Lepic, très opportunément, organisa après le dîner une partie de cache-cache dans la cour où nous retrouvions un gentil directeur copain d’avant le départ du maître d’internat. Voulait-il ainsi nous aider à mieux « avaler la pilule », nous faire un tant soit peu oublier M. Régis ? Si la majorité des pensionnaires semblait pris au jeu, en revanche, avec Pierre l’ancien, Patrick le nouveau, Jean-Marie le timide, François le petit, je n’y avais guère le cœur. Le soleil s’était couché dès après dix-neuf heures mais c’était la pleine lune, avec sa projection blafarde sur les vitres morcelées des châssis d’usine et sur le mur en moellons de la remise et bleutée sur le sol à l’asphalte décoloré, les toitures de tuiles rondes, les gosses en chemises et culottes courtes ; la cour brillait de tout son éclat en « nuit américaine », comme on dit au cinéma. Il faisait tiède. Je remarquai le chat noir du « père Lucien » qui trottinait à pas de velours sur le chéneau tout en haut du bâtiment principal sur fond de ciel assombri où apparaissaient quelques lumineuses étoiles. Les ampoules jaunes des lampadaires de la rue prenaient leur service et les chauves-souris virevoltaient comme à l’accoutumée. M. Lepic, qui avait accepté d’être le premier « chercheur », commença à compter en tapant du plat de la main sur les briques rouges d'un pilier du préau. « Un, deux, trois… ». Il devait aller jusqu’à vingt. Pierre me prêta sa veste qu’il ramassa sur le trottoir et je la posai sur mes épaules pour tromper « l’ennemi ». Je me plaçais derrière le platane qui jouxtait le hangar, prévoyant une « navette » entre cette « cache » et l’autre platane ; navette durant laquelle M. Lepic ne pourrait point m’identifier grâce à la veste de Pierre, si ample pour ma petite taille qu’elle faisait office de pèlerine. François et Jean-Marie avec un troisième se dissimulèrent à l’intérieur de la remise et deux garçons choisirent chacun un cabinet, comptant sur la pénombre des réduits. Les autres gamins, ayant échanger leurs chemises, se recroquevillaient dans les angles du fond de la cour puisque le jeu consistait surtout à identifier à distance les protagonistes ; si le chercheur donnait un nom erroné, l’enfant pouvait continuer à se déplacer ou à demeurer sur son poste sans se dévoiler… Finalement, pris par l’ambiance ludique et la bonne humeur générale naturellement communicative, le « noyau dur » des bougons dont j'étais se rallia progressivement à la cause commune ! A neuf heures bien passées, le directeur clôtura la partie. Après le passage aux cabinets, non sans force claquements des portes à ressort et autre brouhaha, le groupe des pensionnaires de Saint-Christophe prit d’assaut l’escalier métallique, martelant complaisamment les marches de fer ; un dernier concert tonitruant permettait d’évacuer l’énergie restante.

 

 

 

Aucun des garçons ne pouvait se douter que la nuit à venir solliciterait tout ce qui leur restait de vitalité ! Car ma décision était bel et bien prise : cette nuit, je monterais aux combles, m’y installerais et organiserais une sorte d’état de siège révolutionnaire… Pas question d’effectuer cette aventureuse et folle entreprise sans y entraîner des alliés et complices ! Jean-Marie serait de la partie et aussi peut-être le petit François ; j’entendais bien gagner à ma cause Pierre et Patrick, dont la propension à l’effronterie et la contestation m’était connue et avec eux, pourquoi pas, la quasi-totalité des pensionnaires. Je sais que ce projet va paraître insensé au lecteur, mais celui-ci doit savoir qu’une force à la fois chevaleresque et mystique, nourrie de mes fantasmes et de mes utopies d’enfant, me rendait capable de commettre les actes les plus déraisonnables. En condamnant sans appel notre bon maître Régis, « la diro » avait allumé en moi un foyer de haine inextinguible, génératrice d’un besoin de vengeance « terrible » qui n’avait, je le savais, rien de charitable ! Seule la crainte de la réaction de mes parents entretenait dans mon for intérieur quelque réticence, que je taisais finalement à force de me dire à quel point ma décision était juste. Au demeurant, je décidai de me moquer de tout ce qui pouvait m’arriver de désagréable suite à ma révolte… Au fond, les attitudes des « grandes personnes », mes parents compris, leurs relations avec leurs progénitures, leur égoïsme, leur duplicité, tout ce qui me sautait aux yeux de jeune garçon épris d'amour et de justice, m'autorisaient, selon moi, une rébellion sans état d'âme !

 

 

 

Nous passions au réfectoire pour un verre en Pyrex de lait-grenadine glacée, à ras bord, servi avec le maternel sourire de Marie-Thérèse puis, en pyjama, aux lavabos pour le brossage des dents. C’est là, dans l’atmosphère humide et moisie, que le souvenir de M. Régis vint me hanter brutalement ; je le revoyais campé dans le coin, entre la douche et la baie, les mains derrière le dos, le regard tantôt vigilant tantôt absent, apostrophant avec une fausse dureté le garçon qui quittait le long bac de tôle émaillée sans fermer le robinet. Nous avions été informés que M. Lepic ferait quelques « rondes » dans le corridor puis qu'au retour du permissionnaire Jean-Baptiste, sorti « en ville » avec des amis, ce dernier coucherait « dans la chambre de M. Régis »  M. Lepic avait bien dit « dans la chambre de M. Régis », comme si l'ex-surveillant d'internat y avait encore sa place. Ainsi prévenus par le directeur, les onze pensionnaires de l’école Saint-Christophe savaient qu’ils ne seraient pas livrés à eux-mêmes cette première nuit sans surveillant… Cette nouvelle me consternait puisqu’elle compromettait mes « plans d’évasion ». Quelques œillades eurent lieu entre une poignée de garçons et moi-même car, dans la cour, j’avais confié mon dessein à Pierre et à Patrick, lesquels s’étaient chargés de passer « la consigne » aux autres « grands » de leur dortoir. Cette contrariété collective partagée avec les regards me consolait un peu du fait qu’un même désir de mutinerie nous unissait comme des frères de sang ; cette connivence merveilleuse me faisait chaud au cœur. François se pinça les lèvres en me fixant de ses yeux émeraude (je l’avais « mis au parfum » et il devait en toucher le mot aux deux autres « petits »). Une bonne entente existait entre tous et il ne venait à personne l’idée qu’un garçon eût pu nous trahir, même chez les petits. De toute façon, chacun restait libre de grossir ou non la troupe des Robinson des combles – ainsi que Pierre l'allait baptiser…

 

 

 

Nous échangeâmes, Jean-Marie et moi, quelques réflexions désabusées sur le sort de notre révolution – à voix basse bien sûr. La clarté lunaire fendait le passage ouvert des rideaux, jetant son dévolu sur le lit de mon compagnon de chambre. Contrairement à son habitude, le calme Jean-Marie s’agitait sur sa couche, se tournant et se retournant sous drap et couverture, libérant des soupirs de dépit. Je comprenais qu’il « vivait à fond » ce projet, tout gentillet garçon qu’il fût. Probablement en était-il de même dans le dortoir N°1 que nous éloignait la cellule vide de M. Régis. Et qu'en était-il dans la chambre Quatre ? Mon petit ami François et ses acolytes participaient-ils à cet étrange réveillon ?

 

 

 

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Le directeur fit une première ronde (c’était après la demie d’onze heures au carillon), se manifestant malgré lui par l’écrasement du plancher sous ses semelles souples de pantoufles charolaises ; son pas était pesant et lent, au rythme de ses déambulations dans la cour pendant les récréations. Il quitta le corridor sans fermer la porte d’accès au vestibule. Je supposais qu’il laissait également ouverte la porte du réfectoire, pièce qui conduisait à « ses appartements ». Cela ne m’inquiétait point car la distance conséquente qui nous éloignait de sa chambre nous garantissait une stricte « intimité ». Reviendrait-il plus tard ? J’en doutais mais je conjecturais que son Béret rouge de fils pouvait tarder à rentrer de sa soirée « entre célibataires », ce qui me gênait pour le film des évènements. Aussi fus-je surpris de l’entendre s’installer dans la chambre du surveillant peu après les douze coups de minuit – déjà. Son pas, que je devinais quelque peu titubant, accompagnait un petit vacarme éloquent : le para permissionnaire avait cumulé les alcools ! Déjà, la réception en son honneur avait été copieusement arrosée de pétillant et je pensais que le dîner, lui aussi, avait été au diapason. Une grande joie m’envahit : Jean-Baptiste était saoul ! Naturellement, il s’endormirait sans délai et, cerise sur le gâteau (si j’ose dire), d’un sommeil profond – d’un sommeil de saoul. Je me disais qu’il y avait un dieu pour les révolutionnaires ! Je n’attendais qu’une quinzaine de minutes avant de me lever ; m’approchant de Jean-Marie (qui s’était finalement endormi), je lui secouai une épaule – avec un peu de scrupule, je l’avoue.  

 

 

 

« Ça y’est !  Le moment est venu ! » lui annonçai-je.

 

 

 

En moins d’un quart d’heure, c’est tout le dortoir qui était en alerte, exceptée la chambre des petits ! Silencieusement, cela va sans dire. Une réunion improvisée se tint dans la chambre N°1 où, à voix basse, on décida de la suite à donner. L’escabeau des combles n’avait pas été décroché et la trappe restait ouverte ; il ne manquait qu’à « équiper » la place pour tenir un siège… Chacun y alla de ses recommandations : monter avec une couverture et un lainage, « les traversins » précisa quelqu’un, de quoi boire et des provisions ; « un pot de chambre », déclara un « certif ». Pour les provisions, Pierre avait la réponse :  une petite resserre existait au fond du vestibule, qu’il connaissait bien pour y avoir préparer des goûters ; sur les étagères se trouvaient des cartons contenant tablettes de chocolats, fromage fondu en portions « La Vache qui rit », pâtes de fruits, sucre… Il s’y trouvait aussi d’énormes boîtes de confiture et des conserves de pâté, poisson et du Corned beef. Pierre y avait repéré une grande marmite en fer blanc, laquelle pouvait faire office de citerne à eau potable. Il y avait même une caisse de bouteilles de limonade ! Servant aussi de placard à balais, on y pourrait mettre le grappin sur un seau pour les besoins naturels… Entre tous, on comptabilisait huit lampes torches et une réserve de piles. L’intendance étant assurée, il se fallait un « chef » ; Pierre fut désigné à l’unanimité, étant le plus ancien de l’école – et « ayant le plus gros zizi ! » crut malin d’ajouter Patrick. Deux petits seraient chargés de faire le guet, l’un à la porte du réfectoire et l’autre devant la chambre de Jean-Baptiste ; en cas de risque d’intrusion d’un « ennemi » dans le couloir, le marmot raconterait une vague histoire de « mal à la tête » et drainerait toute l’attention de l’interlocuteur indésirable. L’astuce consisterait à retenir le visiteur impromptu à l’extérieur du dortoir côté Lepic ou à l’intérieur de sa chambre côté Jean-Baptiste - une armoire à pharmacie dans la cellule du surveillant justifierait la manœuvre et pour le réfectoire, le gamin geignant de douleur en se frottant le ventre entrainerait « naturellement » M. Lepic vers la cuisine où se trouvaient aspirine et verre d’eau ! Ce stratagème établi, qui devait permettre un repli provisoire, je fus missionné pour aller réveiller les marmots, ce que je partais accomplir le cœur léger, l’esprit pétillant, les sangs bouillant d’une délicieuse stimulation.

 

 

 

Jamais de ma vie d’enfant, je n’avais connu si vive et si positive excitation ! Les combles de la vieille usine allaient devenir le repaire des insurgés de Saint-Christophe, la tanière des oursons en révolte, l'Île des enfants perdus du Pays imaginaire...

 

 

 

A suivre...

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05/06/2019
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