Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 26

L'épisode 25 est sur ce lien

 

 

 

 

 26

  

La légion des anges 

 

 

 

Huit garçons assis ou accroupis sur le pan ouest de la toiture de la vieille verrerie s'alignaient près de la ligne faîtière. J'étais parmi eux. Quelques tuiles avaient été involontairement déplacées, découvrant les planches de bois noircies par le temps qui les soutenaient. Tandis que les trois petits restés dans les combles ne cessaient de héler leurs aînés par une suite de cris aigus et variés, qui étaient aussi des piaillements guillerets (des noms fusaient des lucarnes : Peter-Pan, Patrick, Christophe), les insurgés de Saint Christophe observèrent, de facto et sans se concerter, un temps de mutisme embarrassé. Moi-même me demandais-je ce qu'il nous restait à faire... De quelle étrange mission étions nous chargés ? Jusque-là, je me disais que nous défendions une grande cause : la défense des enfants face à la rigueur disciplinaire des adultes, la défense de notre cher M. Régis, injustement puni à nos yeux. Ce dernier objectif se voyait désormais inutile puisque notre instituteur et maître d'internat était brutalement décédé (Dieu sait comment). Cependant, il y allait de son honneur, de la réhabilitation de sa mémoire... Notre rébellion, aussi absurde qu'elle fût, avait pour nous un sens. Mais quelle devait en être l'issue ? Au début, nous voulions forcer le directeur à réintégrer notre surveillant, contraindre la mère Lepic à rabattre son caquet vénéneux et à reconnaître sa faute... Une noble cause s'il en fût ! Mais pouvions-nous camper éternellement dans les combles, occuper le grenier comme les grévistes de 1936 occupèrent leurs usines ? C'était insensé. J'en étais conscient mais n'étais pas certain que les autres, les grands surtout, voyaient les choses avec autant de lucidité. J'avais l'impression que les aînés aspiraient à beaucoup plus que la « reddition » (symbolique) de la direction de l'école « libre » Saint Christophe. Pierre, Claude, Patrick surtout, semblaient agités par des motivations plus vaporeuses et plus radicales, une sorte de révolte « en profondeur » face à un monde qui ne leur convenait pas. Des années plus tard, j'allais comprendre qu'une douce utopie les avait habités, un idéal généreux et quelque peu anarchique qui visait plus large et plus loin... Onze ans plus tard, quand je me joignis aux premières manifestations étudiantes de mai 1968, « la fleur au fusil » (et la peur au ventre), sur la place de la Préfecture à Grenoble, juste en face de la fac' de Droit que je fréquentais, l'affaire de l'école Saint Christophe me revint en mémoire - comme un éclair de flash. Oui, en octobre 1957, mes grands camarades du petit internat « familial » inventaient le prototype d'une révolution de la jeunesse qui allait ébranler la France entière - jusqu'à faire fuir en Allemagne le Président de Gaulle ! L'école, l'enseignement, l'éducation, la discipline, l'autorité souvent abusive des institutions éducatives allaient être contestées, rejetées, condamnées…

 

 

Descendons donc de cette chaire et jouons tous à saute-mouton

 

 

La rangée des insurgés « des tuiles » plongeait ses regards dans la cour, fixant toute son attention sur ce petit groupe de « grandes personnes » déboussolées, pétrifiées dans leur incapacité à réagir. M. Lepic faisait maintenant les cent pas, mains derrière le dos - je lui retrouvais sa posture habituelle du moment des récrées. Sa femme piétinait sur un mètre carré, pivotant sur sa gauche puis sur sa droite, crispant les mains contre ses cuisses. La brave Marie-Thérèse tordait son tablier sur son ventre, la face constamment levée vers les enfants du ciel. Jean-Baptiste, jambes écartées dans une position martiale, tenaient les mains, doigts écartés, sur les hanches ; il gardait le plus souvent le front baissé, semblant interroger ses brodequins. M. Lucien enfouissait les mains dans les poches de sa blouse grise, mais ses bras s'affichaient nerveux ; le projectionniste du Familial visionnait un mauvais film ! Il ne cessait de lever les yeux et de les baisser, dans une alternance irrégulière, laissant entrevoir fugitivement sa bouche tordue qui ne souriait pas. On entendait des cris d'hirondelles ; un avion de ligne vrombissait haut dans le ciel, abandonnant sa trace blanche ouatée qui se décomposait en fondant... J'avais toujours aimé entendre le bruit lointain des avions de ligne depuis la classe quand les fenêtres étaient grande ouvertes ; il me faisait rêver ce bruit d'aéronef qui, je l'imaginais, transportait des passagers vers des pays lointains alors que, moi, petit écolier, j'usais mes fonds de culotte sur le banc de mon pupitre. Ici, depuis les toits de Saint-Christophe, la traversée du ciel grand bleu par cet avion à peine visible (sa carlingue brillait un peu frappée par le soleil), me fit une vive impression, plus forte encore que lors de mes escapades mentales en classe ; notre situation à nous, les insurgés du pensionnat « réfugiés » entre ciel et terre, nous rapprochait un peu de cet avion qui emportait mes songes. Ici, nous étions plus près du ciel, tout comme quand nous avions observé les étoiles, au début de cette fameuse histoire. Ah ! si nous pouvions nous trouver dans cet aéronef, tous ensemble, en partance pour le Pays des enfants perdus !

 

Le Pays des enfants perdus ? Que cette douce chimère m'apparut soudain inconsistante ! L’irréalisme de nos objectifs, l'inconfort de notre situation et son absence de perspective tangible m'éclatèrent au visage. Et puis il y avait eu cette mort imprévisible de notre « héros », notre martyre« Bon, on fait quoi maintenant ? » posa Claude, qui hésitait entre continuer à en découdre et rendre les armes avec les honneurs… « Pas question de capituler ! » répétait Peter Pan. Patrick acquiesça  en hochant la tête et en pinçant ses lèvres épaisses. Claude inspecta les physionomies de ses camarades, dubitatif, oscillant entre la volonté de faire bloc et le désir de ramener le groupe à la raison et « à la maison ». Je devinais la pensée de Claude ; il s'interpellait lui aussi, assurément ...

 

Pierre relâcha une jambe et son pied glissa sur une tuile, qui se désolidarisa de la couverture ; la tuile ronde suivit la pente en produisant un bruit de glissement à la fois feutré et aigu. La tuile prit de la vitesse et quitta la pente ouest du Mont Saint Christophe ; l'on entendit l'objet d'argile cuite se fracasser dans la cour, juste au bas de la façade, à la verticale de sa chute. Un réflexe non retenu poussa Patrick à pousser du pied une autre tuile qui prit la même pente avec le même bruit de glissade ; l'adolescent déluré s'en amusa et renouvela son geste qu'une personne raisonnable aurait pu juger idiot… Le jeu était lancé et un autre garçon puis un autre puis encore un autre l'imitèrent. Une étrange frénésie s'empara alors du reste du groupe et des rires fous accompagnèrent ces gestes insensés ; j'étais le dernier à suivre ce mouvement irréfléchi auquel je me joignis sans état d'âme, par instinct, par bêtise sans doute, par révolte sûrement. C'était une sorte de « champ du cygne », la manifestation spontanée d'un désir de « casser la  baraque », de faire entendre un dernier cri de rébellion, de refuser la sagesse d'une reddition sans condition. Tous les insurgés se levèrent au risque de glisser et de chuter et détachèrent les seuls objets qui pussent devenir des projectiles.

 

Une pluie de tuiles romaines s'abattit sur la cour, jetant une petite panique chez les « grandes personnes ». On pouvait discerner le désarroi des Lepic, un semblant de terreur chez la bonne Marie-Thérèse, un effarouchement chez le père Lucien et un regard stoïque chez le Béret rouge. Au fracas des bombes d'argile cuite se mêlaient les cris de guerre des soldats du ciel, silhouettes alignées en désordre sur la toiture de la vieille usine. Les petits, depuis les lucarnes des combles, se joignirent au tumulte volontaire ; surpris par cette avalanche soudaine descendue du Mont Saint Christophe, ils en avaient de suite compris l'origine. Une tuile vint ricocher sur la vitre d'une tabatière et en brisa le carreau ; aucun petit n'avait été blessé par les éclats et, plus tard, François devait m'apprendre qu'à aucun moment les trois garçonnets n'avaient « eu peur » ni cru à la chute de l'un des alpinistes. Les jeunes garçons hurlaient à s'en péter les cordes vocales, utilisant celles-ci comme des lance-pierre, une façon de participer à ce déluge punitif. Car, de facto, il s'agissait bien d'une punition « céleste » en quelque sorte ; les garçons juchés près de la ligne faîtière étaient désormais huit anges « vengeurs », membres d'une légion quasi divine destinée à châtier les « méchants », à déverser un feu incendiaire sur une cité pervertie. Ce petit groupe de « grandes personnes » déboussolées, devenaient les maîtres déchus d'une ville des Enfants perdus où ils avaient trahi l'essence même de leur mission : protéger les faibles, les petits, les enfants sans colliers qui leur avait été confiés. Une légion d'anges guerriers appliquait une sentence venue... d'en haut - très croyant, passionné d'histoire religieuse, c'est tout au moins ainsi que je voyais les choses (c'est puéril, je le sais bien, mais c'était ainsi).

 

Cette avalanche bruyante et spectaculaire n'avait pour témoins que le personnel de la pension car aucun bâtiment n'était habité de l'autre côté de la rue : ce n'était que des murs d'enceinte de locaux industriels désaffectés ; à l'extrémité nord de la rue, la poignée d'ouvriers de la marbrerie - où la scie géante fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre en couvrant les bruits avoisinants -, étaient tenus dans l'ignorance de la révolte des enfants de l'internat. En quelque sorte, le drame se jouait à huit-clos. J'imaginais le tableau : notre alignement de révoltés, les anges de l'Apocalypse, sur fond d'un ciel d'espérance. Le soleil, désormais situé à l'ouest, nous éclairait comme les vedettes d'une scène de « péplum » ; il ne nous manquait que les armures et tuniques ! Je ne pensais pas que notre action violente était hystérique : il s'agissait bien d'une démarche guerrière, sauvage sans doute, primitive, que justifiait notre avidité de justice. Nous vivions un rêve d'enfants. Nous ne craignions point les représailles car nous faisions ce qui nous semblait légitime ; notre engagement, total, courageux, participait du « chevaleresque ». Qu'importe ce qui pouvait advenir. Je crois même que certains garçons, parmi les grands, envisageaient le sacrifice suprême... Dernier îlot de résistance d'un monde qui ne nous convenait pas, nous n'envisagions rien d'autre que cette lutte sans merci. Notre avenir était là et nul ailleurs. Avec le recul, j'ai du mal à reconstituer les fondements de notre émotion d'alors - simplement, il m'en reste le souvenir que je viens de vous décrire.

 

Cet étrange concert à la fois polyphonique et instrumental, dont les notes étaient des tuiles d'argile arrachées à la partition de la charpente, était une ode à la liberté des enfants, à leur droit au bonheur que la rigueur des adultes nous avait spolié. Patrick en était le chef d'orchestre et le trio des petits en constituait la maîtrise. La comparaison « musicale » se justifiait aussi par ce bruissement caractéristique des tuiles de terre cuite quand on les détachait de la toiture : le fracas sur l'asphalte, en contrebas, faisait office de percussions. Les seuls auditeurs, debout, médusés, sur le « parterre » de ce théâtre que devenait la cour, n'en pouvaient apprécier le charme !

 

Patrick descendit un peu sur la pente pour s'approcher du vide à quelques centimètres de la gouttière. Il voulait lancer une imprécation à l'encontre des « grandes personnes » contre lesquelles nous nous révoltions. Naturellement, l'invective devait s'adresser à la mégère d'abord mais aussi, un peu, à M. Lepic, coupable de faiblesse et, somme toute, de lâcheté. « Fais attention ! » enjoignit Peter Pan, qui sentait venir le danger.

 

« Vous êtes des assassins ! Madame Lepic, vous avez tué M. Régis ! »

 

Ce fut ces seuls mots avant sa chute.

 

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A suivre ...

  

 



09/04/2020
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