Histoires en livres scènes images et voix

Histoires en livres scènes images et voix

Le Vol des vautours - 8.2

 

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001

  © 2011 - Rémy Le Mazilier

  Tous droits réservés

 

 

 

 

L'épisode précédent est sur ce lien

 

 

 

 

 

 

Au milieu du champ coupé, parsemé de quelques bottes de paille, une vieille remorque est attelée au tracteur, qui est à l’arrêt, moteur en marche. Elle verse son ombre sur le sol hérissé du blé coupé. Catherine est au volant. Des bottes sont empilées sur la remorque. Au sommet du chargement, à quelque deux mètres cinquante du sol, Michael et Cédric sont assis sur la paille, sous un ciel d’azur. Le jaune d’or se marie au bleu profond : une image de calendrier des postes ! mais avec l’odeur de paille en plus ! Sébastien apparaît avec un ballot à chaque main, dont un calé sur le dos, les muscles des bras saillants sous l’effort, visage rougi de soleil. Sueur et poussière pour tous. Il s’approche de la remorque, pose au sol un ballot, saisit l’autre, qu’il fait glisser de son épaule et jette au sommet du chargement. Cédric et Michael réceptionnent le ballot et le calent dans le dernier espace libre. Cédric prévient :

- Plus de place !

 

Didier s’approche à son tour de la remorque, avec un ballot dans chaque main.

Sébastien s’enquiert auprès de l’adolescent juché sur la remorque :

- Tu crois qu’on peut poser dessus les ballots de Didier… ? Non ?… J’ai déjà trop monté le chargement, hé ? Là, on est limite !

- Ils sont bien calés, ça tiendra.

- Puisque tu le dis !

- Mais faut pas en rajouter !

 

Remorque et tracteur s’éloignent. Les deux ballots de Didier sont abandonnés sur le champ coupé. Les piles de bottes, sur la remorque, font des soubresauts. Sébastien conduit à nouveau le tracteur, Catherine s’étant assise à ses côtés sur un garde-boue. Michael et Cédric, côte à côte, sont assis sur la paille au sommet du chargement, avec Didier à l’écart. L’instituteur tente une conversation.

- Alors, Cédric, ça a marché cette année de lycée ?

- C’est bon ! je passe en première.

- Ça ne me rajeunit pas ! C’est que je t’ai eu en CM1 et CM2 ! Mes débuts de titulaire !

- C’était le bon temps !

 

Michael, déçu d’être ignoré,  arrache une poignée de paille qu’il jette sur Cédric. Façon comme une autre de se manifester ! Cédric saisit de la paille et la glisse dans le dos de Michael sous le tee-shirt, sous le regard amusé de Didier. Michael, qui souhaitait les représailles, se débat, rit et gesticule. Sébastien, tournant la tête vers le haut du chargement, met en garde contre le danger de sa manœuvre : il tire la remorque lentement en virant au sortir du champ. Des pierres et un talus rendent le passage périlleux.

- Ho ! les jeunes ! cramponnez-vous !

 

Michael et Cédric se cramponnent alors l’un à l’autre en riant. Didier s’accroche fermement à la paille. Depuis le tracteur, Catherine, inquiète, regarde vers le haut du chargement :

- Attention ! Michael, la remorque penche !

 

Au sol, une roue de la remorque est soulevée par une roche qui fait saillie. La remorque se penche vers le champ. Les trois passagers de la remorque sont déséquilibrés. La remorque bascule davantage. Soudain, les rangées supérieures des ballots se disloquent, tombent en cascade dans le champ, entraînant avec eux Michael et les deux autres. Catherine hurle :

- Michael !

 

Sébastien panique :

- Ils sont tombés ?

 

Il arrête le tracteur, coupe le moteur, descend promptement de l’engin. Catherine saute du tracteur et se précipite dans le champ. Un amas disparate de ballots jonche le sol à proximité de la remorque inclinée mais non renversée. Parmi les ballots, dont certains sont éventrés, et de la paille dispersée, Michael est étendu sur le dos . Sa tête est tout près d’une grosse pierre. Son front saigne. Il pleure. Cédric, assis à terre entre les bottes, se frotte les coudes en grimaçant de douleur. Didier, couché sur le côté, se remet avec peine sur pieds, se frottant crâne et côtes. Catherine se penche pour envelopper maternellement le garçonnet. Celui-ci pleure en s’abandonnant aux bras de sa mère. Accroupie, elle examine le crâne de Michael.

- Ce n’est pas grave mon amour ! Tu auras une grosse bosse… (elle craint cependant que le crâne soit sérieusement touché).

- Il est blessé ?

- Un coup sur le front. Il a dû taper sur cette pierre…

 

L’enfant se blottit dans les bras de Catherine qui le cajole, lui baisant nerveusement le visage, le cou, les bras.

- Mon chéri ! mon chéri !

- Cédric ? t’es pas blessé au moins ? Didier ?

- C’est bon ! rien de cassé ! rassure l’instituteur.

- Ça va ! fait Cédric.

- Je suis désolé, vraiment désolé ! J’ai trop chargé… Une rangée de trop pour gagner du temps… Je suis con ! Je suis con !

 

Catherine essuie les larmes de l’enfant avec un mouchoir, crache dans le mouchoir et lui éponge le front pour en nettoyer le sang. Didier s’accroupit près du garçonnet et tâte bras et jambes, les manipule à la manière d’un kinésithérapeute.

-  A priori, rien de cassé, Madame.

-  Sébastien enrage contre lui-même :

- Nom de Dieu ! Et tout ça parce que l’auto-chargeuse a été mise hors service ! Je vais demander des comptes à Serge.

 

...

 

A deux kilomètres avant le village de Mas-du-Buffre se trouve la propriété de Serge, un domaine ancestral, aujourd’hui flanquée d’un bâtiment moderne, la « nouvelle bergerie » et ses dépendances - murs en moellons de ciments et toiture en plaques ondulées de fibrociment. D’antiques bergeries subsistent sur le causse, mais elles ne sont, pour la plupart, utilisées que comme annexes ; on y abrite les béliers reproducteurs ou on y parque le troupeau à la mi-journée, l’été, au moment de la forte chaleur, car elles sont plus « fraîches » (on devrait dire « moins surchauffées ») que les constructions modernes... Sébastien s’est toujours opposé à l’édification d’une « nouvelle bergerie », au grand dam de son patron, plus âgé mais plus enclin à la « modernité ». « Les brebis y crèvent de chaleur l’été et y gèlent l’hiver !» clame Sébastien, entêté, quand Grégoire remettait la question sur la table (maintenant, il est bien trop tard pour envisager ce type d’investissements). Sébastien est « sur le terrain » : c’est lui qui « ferme » les brebis, les soigne lorsqu’elles sont rentrées ; il leur donne le grain, le fourrage, y répand la paille neuve... « Je me plais à faire mon ouvrage de berger entre ces vieux murs de pierre ! répète-il. En été, j’y ai moins chaud et en hiver moins froid ! ». L’intérieur, bas de plafond, faiblement éclairé de vieilles ampoules opacifiées par la saleté, sobrement ouverte sur le dehors par d’étroites lucarnes, lui est un lieu de travail aimable et chaleureux...

 

Dehors, la demi-lune éclaire la lande. Une lampe en façade sur la bergerie éclaire ses abords. Lumière blanche, un peu bleutée, dans les lucarnes qui s’alignent sous la toiture, le long de la de la bergerie au crépi moderne. Les bêlements des moutons traversent les moellons. A l’intérieur, les brebis innombrables sont serrées les unes contre les autres. Vacarme assourdissant auquel s’ajoutent les tintements des sonnailles. Des néons, couverts de poussière et piqués de chiures de mouches, diffusent leur lugubre lumière qui se perd dans un espace à l’odeur âcre, aux poutrelles encombrées de gigantesques étoiles d’araignées. Une allée centrale partage la bergerie en deux parties. Le passage est barré de part et d’autre par des mangeoires et des barrières en bois, crasseuses, lustrées par le frottement des fourrures et le suint - cette graisseuse sécrétion qui nourrit la toison des moutons. Entre les mangeoires et les brebis parquées se trouvent d’étroites barrières de bois, doubles claies au travers desquelles les brebis ne peuvent passer la tête. Serge disperse le contenu d’un seau de grain sur toute la longueur de l’une des mangeoires. Gestes et déplacements, vifs et rapides, révèlent la routine. Quand il a achevé de vider le seau, il le pose sur le sol puis tire une manette qui fait coulisser une claie sur l’autre. L’espace entre les barreaux des claies s’élargit. Les brebis peuvent y précipiter leur tête. Elles mangent le grain goulûment. Le bruit des langues râpeuses sur le grain semble faire vibrer les mangeoires. Des « roues » de sel, couleur souffre, de la grosseur d’une tête, certaines réduites à la taille d’un poignet, sont posées ici et là dans les mangeoires, pour y être régulièrement léchées par les bêtes, très friandes de sel ; chacune en absorbe 1 kg par été.

 

Au bout de l’allée, une porte coulissante s’ouvre brusquement, laissant apparaître le berger de Nivéole ; l’homme porte un garçonnet dans les bras. L’enfant a un bandeau de gaze autour du front. Surpris, Serge demeure interdit. Sébastien s’avance dans l’allée centrale. Dans ses bras, Michael explore du regard la bergerie, particulièrement intéressé par les poutres de la toiture. Jean-Louis et Catherine le suivent de près. Sébastien interpelle Serge, sévèrement :

- T’as vu l’enfant ?

- Qu’est-ce que tu veux ?

- Je veux savoir si c’est toi qui a fait le coup ?

- J’ai pas frappé l’enfant ! T’es malade !

- Je ne dis pas que tu as frappé l’enfant. Mais tu me prends pour un con ? Qui d’autre que toi se serait amusé à crever les pneus de l’auto-chargeuse ?

- On a crevé les pneus de ton auto-chargeuse ?

- Il y a des entailles faites au couteau, argumente Catherine. Je ne vois pas qui pourrait se prêter à ce jeu-là, à part quelqu’un qui en veut à Sébastien !

- J’ai dû prendre la vieille remorque à la place… Elle a basculé avec le chargement. Le petit a basculé avec…et Cédric et l’instit ! Ils ont failli se casser le crâne, tu comprends ?

- Si mon fils avait été gravement blessé, je vous aurais arraché les yeux, Serge !

- Vous me faites chier ! Y a quatre cents habitants sur le causse. Sébastien s’est sans doute fait des ennemis… C’est son problème ! Maintenant, laissez-moi travailler.

 

Serge saisit le seau qui est sur le sol, fait face à Sébastien pour le croiser. Sébastien dépose l’enfant dans l’allée, barre le passage à Serge, le prend par le col.

- T’es un salopard, Serge ! un fumier ! Tu mériterais que je te casse la gueule.

- Lâche-moi, nom de Dieu ! Et fous le camp !

 

Sébastien pousse violemment Serge qui perd l’équilibre et tombe dans l’allée.

- Sors de ma bergerie, Sébastien ! Et méfie-toi ! car tu nous emmerdes tous !

- Allez, viens, Sébastien ! Laisse-le…, tempère Jean-Louis.

Michael pointe l’index en agitant le bras :

- T’es méchant, Serge ! T’es méchant !

- Calme-toi, Michael ! fait la mère.

Sébastien se penche sur Serge, le relève un peu, le secoue, menaçant.

- Que je me méfie ? De qui, hein ? de qui ? De toi peut-être ? Fumier !

- Sébastien, laisse tomber ! intervient Jean-Louis.

 

Sur ces mots, Sébastien lâche Serge qui retombe sur le sol.

- Calme-toi, Sébastien ! tente encore Catherine.

Serge donne des coups de pieds dans les tibias de Sébastien. Sébastien réagit en le ramassant ; il le redresse, le presse contre l’une des mangeoires. Serge se protège le visage. Sébastien le décolle du sol et le fait basculer de l’autre côté de la mangeoire. Serge atterrit sur le fumier au milieu d’un groupe de moutons qui s’écarte en bêlant.

- Fumier ! répète Sébastien.

 

Une brebis pisse tout près de Serge. Sébastien rajuste sa casquette et fait demi-tour.

 

L’un derrière l’autre, le berger de Nivéole et ses amis se dirigent vers la porte du bout de l’allée. Serge passe par-dessus la mangeoire et saute dans l’allée. Il saisit dans le râtelier un solide bâton de berger et se précipite sur Sébastien qui lui tourne le dos. Il lui assène un violent coup de bâton sur les épaules. Sébastien crie sous l’effet du choc. Les autres se retournent. Sébastien se frotte une épaule, le visage marqué par la douleur. Il fait volte-face. Serge lui fait front, très droit, jambes écartées, tenant fermement le bâton de micocoulier, menaçant, le regard haineux. Il est souillé de fumier de la tête au pied. Sébastien donne un coup de pied dans le bas-ventre de Serge qui hurle de douleur. Il se saisit du bâton, le brandit au-dessus de Serge qui gémit, les mains sur les parties.

- Tu es un pourri, Serge ! Sache qu’avec mes amis, on se battra pour empêcher que vous nous saccagez le causse ! Et sache que tes menaces ne me font pas peur. Si tu me cherches des noises, je te casserai sûrement la gueule ! 

 

Il jette au loin le bâton.

 

Le véhicule tout-terrain de Serge et la 2 CV Citroën rouge et blanche sont en stationnement près des bâtiments. Sébastien, tenant la main de Michael, Catherine et Jean-Louis se rendent à la 2 CV. La carrosserie est mouillée de rosée. Elle brille d’un reflet mat sous l’éclat de la lune. Sébastien se met au volant. Ses compagnons s’installent comme passagers ; Catherine monte près du chauffeur. La rosée a substitué son voile opaque à la transparence des vitres. Un coup d’essuie-glaces. Les caoutchoucs sont abîmés et laissent d’épaisses traces semi-circulaires sur le pare-brise, avec un râle de catarrheux. 

 

La voiture attaque la route. Catherine est la première à parler.

- Merci, Sébastien.

- Tu as été impeccable, Sébastien ! complimente Jean-Louis.

- Ne me remerciez pas, c’est pour le petit ! Il aurait pu se fendre le crâne à cause de la connerie de Serge !

- Oui..., ‘c’est pour le petit’, reprend Catherine, songeuse et un tantinet jalouse de son fils. 

 

Le femme, la mère, est traversée par un sentiment ambigu qui marie reconnaissance et jalousie, méfiance...  Elle n’est pas demeurée sourde, dans son for intérieur, au propos calomnieux  du nouvel ennemi de Sébastien. Jamais elle n’a soupçonné la moindre intention douteuse du berger de Nivéole dans ses relations privilégiées avec les enfants. Néanmoins, la « révélation » malfaisante de Serge, lors de leur rencontre sur le chemin de la lande, s’est insinuée dans ses préoccupations de mère ; et puis, cette apparente misogynie du berger de Nivéole, non déclarée formellement - ou alors sous forme de boutades -, mais sous-jacente dans ses paroles « en privé », affichée dans une certaine mesure par sa vie de vieux garçon, contribue à attiser son trouble. (Moi et vous, lecteur, qui étions dans la vieille grange avec Sébastien, savons qu’aucun geste déplacé ne peut lui être reproché, mais il en va différemment de Catherine, qui reste sur le rapport falsifié que lui a fait Serge). La maman de Michael ne sait plus si elle est en train de « prêter » son petit garçon à un ami sûr, ou de le livrer en proie innocente à un homme aux penchants pédérastiques... 

 

- Dis, Sébastien, y a pas de bouquets d’ellébores dans la bergerie de Serge. Il les a enlevés ? demande l’enfant.

- Serge n’accroche pas d’ellébores ! Il utilise des bombes de désinfectant qu’il vaporise partout… et il a plus d’ectima que nous ! 

 

Sur une longue route étroite, les feux de route de la petite voiture percent comme deux épées lumineuses la lande déserte et grise.

 

 

A suivre...

                sur ce lien



31/08/2019
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 16 autres membres